La scène syrienne est loin d’être stable, plusieurs semaines après la chute du régime du président Bachar al-Assad et la prise de pouvoir par les nouveaux dirigeants.
Malgré les grands espoirs placés en eux, il est désormais évident que les défis qui les attendent sont d’une extrême complexité, que ce soit en matière de gouvernance ou, plus crucial encore, en ce qui concerne le maintien de l’unité du tissu social syrien, de son territoire et de sa géographie nationale.
Cette situation reflète un enchevêtrement complexe entre des dynamiques internes et des intérêts régionaux et internationaux encore flous. Elle a émergé précipitamment, suite à la prise rapide du pouvoir par Hay’at Tahrir al-Cham (HTS), qui contrôlait auparavant Idlib. Cette conquête fut une surprise, y compris pour HTS elle-même, qui se retrouve aujourd’hui à gouverner depuis Damas.
Le facteur clé de cette ascension a été l’affaiblissement du croissant chiite, incarné en Syrie et au Liban par le Hezbollah, ainsi que la pression exercée directement sur l’Iran. Cet affaiblissement a été orchestré sous supervision turque, avec un travail de renseignement sur le terrain, et un feu vert américano-israélien. La Turquie et Israël émergent ainsi comme les deux principales puissances en Syrie aujourd’hui.
Un pouvoir fragile et un avenir incertain
Sans entrer dans les détails sur la manière dont les nouveaux dirigeants sont arrivés au pouvoir ou sur la chute d’Assad, en grande partie causée par la distraction de l’Iran et de la Russie (occupée par la guerre en Ukraine), il est clair que stabiliser le pouvoir ne signifie pas l’assurer durablement. Leur maintien au sommet du régime est loin d’être garanti.
Leur ambition d’un règne prolongé est cependant manifeste, comme l’a exprimé Ahmad al-Sharaa, chef de l’administration syrienne actuelle, lorsqu’il a annoncé un processus de transition sur quatre ans : une nouvelle Constitution en trois ans, suivie d’élections un an plus tar.
Mais ces dernières semaines ont révélé un désordre dans la gouvernance, ce qui n’est pas surprenant dans un climat de chaos post-révolutionnaire. La Turquie a joué un rôle essentiel dans la gestion de cette instabilité, notamment par l’intermédiaire de İbrahim Kalın, chef des services de renseignement turcs et disciple de Hakan Fidan, ministre des Affaires étrangères et architecte en chef des récents bouleversements.
Cependant, ce désordre s’accompagne de pratiques bien plus préoccupantes. Des actes de vengeance ont été signalés, que HTS qualifie d’« excèssifs », mais qui ont ciblé les minorités, les anciens cadres du régime et les « restes du régime déchu » qui ont refusé de se soumettre aux nouvelles autorités.
Ces violences méthodiques se sont concentrées dans les régions alaouites sur la côte ouest, mais aussi dans les régions de Homs et Hama. Les chrétiens et les Kurdes du nord-est ont également été visés. Les Druzes du sud (Suweida), qui avaient déjà été réprimés par HTS à Idlib, craignent désormais d’être les prochains.
HTS n’a pas une emprise totale sur le terrain et ne contrôle pas toutes les factions, notamment celles composées de combattants étrangers. De nombreux habitants dénoncent un jeu de rôle entre HTS et d’autres groupes armés, visant à préserver son image modérée auprès de la communauté internationale.
Si certains ont peut-être exagéré la situation en parlant de massacres en série et d’épuration ethnique, il n’en demeure pas moins que la situation inquiète profondément.
Une résistance populaire en gestation
Face à cette nouvelle donne, les anciens partisans du régime refusent de se soumettre et commencent à organiser une résistance locale.
Des cellules clandestines ont émergé, en particulier sur la côte syrienne et dans le centre du pays, et se sont même étendues à l’est, constituant une « résistance populaire ».
Les nouveaux dirigeants sont confrontés à un dilemme :
- Écraser la rébellion par la force, ce qui les ferait passer pour un régime brutal.
- Tenter d’apaiser la colère, ce qui pourrait encourager les insurgés à poursuivre leur soulèvement.
Une Syrie morcelée : vers une partition de facto
Quelles que soient les dynamiques politiques, la Syrie actuelle est fragmentée en plusieurs entités quasi-indépendantes :
- L’Est, riche en ressources pétrolières, est contrôlé par les forces kurdes, soutenues directement par les États-Unis et Israël.
- La côte, principal accès maritime du pays, où des appels à une protection internationale se font entendre.
- Suweida (les Druzes), qui refusent de reconnaître l’autorité du nouveau régime sans garanties solides.
- Le Golan et les zones sous occupation israélienne, riches en ressources en eau, où l’expansion israélienne continue de menacer chaque jour davantage.
Réactions régionales et internationales
Les bouleversements en Syrie n’ont pas été bien accueillis par les pays arabes ni par l’Iran. Damas a rapidement exclu Téhéran de ses nouvelles alliances diplomatiques, une décision qui pourrait avoir des répercussions violentes, qui peuvent se manifester en des attaques armées.
Face à cette nouvelle réalité, les pays arabes adoptent une approche pragmatique :
- Les voisins immédiats (Égypte, Irak, Liban, Jordanie) craignent que la montée en puissance des islamistes ne déstabilise leurs propres pays.
- L’Arabie saoudite, les Émirats et Bahreïn, qui avaient parié sur un retour d’Assad pour la reconstruction, pourraient chercher à renverser Ahmad al-Sharaa au moment opportun.
- Les pays du Maghreb (Tunisie, Algérie, Mauritanie) observent la situation sans prendre de position claire.
La position occidentale : un soutien conditionnel
L’Occident pousse les nouveaux dirigeants syriens à maintenir une façade de gouvernance « civile », en échange d’allègements partiels des sanctions économiques.
Cependant, les États-Unis et l’Europe refusent de retirer l’étiquette terroriste d’Abou Mohammad al-Julani (Ahmad al-Sharaa), la maintenant comme un moyen de pression sur le régime.
Washington a tout de même assoupli certaines sanctions, notamment en autorisant des importations de fioul et en facilitant l’acheminement d’aides financières et médicales.
Mais les conditions restent strictes, notamment sur :
- Le maintien du cessez-le-feu avec Israël.
- La gestion de la question kurde, où Washington refuse de laisser Ankara éradiquer les Forces démocratiques syriennes (FDS).
- L’ouverture politique, avec des pressions pour un partage du pouvoir et des négociations nationales.
Bilan : qui sont les gagnants et les perdants ?
- Les nouveaux dirigeants ont gagné le territoire, mais pas la pleine gouvernance.
- Les anciens alliés du régime Assad ont perdu du terrain, mais commencent déjà à négocier en coulisses, notamment l’Iran.
- La Turquie est le grand vainqueur, surpassant même Israël.
Ankara, bien que classant officiellement HTS comme organisation terroriste, reste son principal parrain. Mais son plus grand défi demeure la menace kurde, que Washington empêche d’être totalement éradiquée.
Quant aux Kurdes, ils sortent renforcés, contrôlant un tiers du pays, 80 % du pétrole et une grande partie des infrastructures énergétiques.
Un avenir incertain
La Syrie ne ressemblera plus à celle du passé, même récent. Elle est désormais économiquement affaiblie, divisée sur le plan ethnique et confessionnel, et plongée dans une transition opaque.
Si le régime actuel a réussi à s’ancrer, rien ne garantit sa survie face aux tempêtes à venir.