Christian Saint -Étienne universitaire, professeur au CNAM, s’inquiète des décisions du Président américain.
Non seulement Trump multiplie les hausses de droits de douane de 25% à 50% selon les pays et les produits, mais il frappe d’abord les propres amis stratégiques des Etats-Unis comme le Canada, le Mexique ou l’Union européenne tout en prétendant s’approprier le Canada ou le Groenland au mépris du droit international et des alliances stratégiques des Etats-Unis. Ce faisant, il crée un climat d’incertitude massive dans les relations internationales qui réjouit les dictatures comme la Chine, la Corée du Nord et l’Iran, mais aussi les « démocratures » comme la Russie.
Les Etats-Unis ont édifié, pierre par pierre, après la Deuxième Guerre mondiale, un ordre international, politique, stratégique et commercial qui servait d’abord leurs intérêts mais qui était ouvert à tous pour commercer et voyager avec un minimum de prévisibilité et de sécurité. C’est le président des Etats-Unis lui-même qui déconstruit aujourd’hui cet ordre. Il accuse l’Union européenne d’avoir un excédent commercial sur les Etats-Unis de 500 milliards de dollars alors que le solde des échanges de biens et services entre l’Union et les Etats-Unis était de 53 milliards de dollars en 2023, soit un écart de 1 à 10 entre le mensonge et la réalité. Le pays qui a servi de garant de l’Ordre commercial et stratégique pendant huit décennies est le pays qui déconstruit cet ordre : c’est un tsunami politique, économique et stratégique qui provoque un niveau d’incertitude inconnu en temps de paix. L’économie mondiale progresse de 3% par an en volume depuis le Covid. La déconstruction trumpienne devrait réduire la croissance mondiale d’un point de PIB en 2025-2026 voire 2 points de PIB si le climat actuel d’incertitude continue.
Role de l’OMC ?
Dans cette confusion généralisée, on n’entend plus du tout l’Organisation mondiale du commerce (OMC) …Que se passe-t-il ? A-t-elle encore une efficacité ? L’OMC était déjà affaiblie au cours du premier mandat de Trump car il avait bloqué l’Organisme de règlement des conflits de l’OMC en refusant de nommer des juges dans cet organisme. De plus, la Chine est entrée à l’OMC en 2001 sans signer les protocoles ouvrant ses marchés publics ou interdisant les subventions à ses entreprises pour exporter à bas prix dans le reste du monde. Les deux géants politiques mondiaux bloquent de facto le bon fonctionnement de l’OMC. Avec la guerre commerciale de Trump, l’OMC est en mort cérébrale. D’une manière générale, quel avenir pour les grandes institutions internationales, nées dans la foulée de la conférence de Bretton-Woods, comme le FMI, la Banque mondiale ou donc l’OMC ? Un nouvel ordre mondial se met, en effet, en place sous nos yeux….Trump veut passer d’un Ordre international garanti par les Etats-Unis à un nouvel ordre international dans lequel les nations puissantes se partagent le monde en empires au sein desquels les grands mettent au pas leurs alliés. Dans cette vision ordonnée en empires, la Russie fait la loi en Ukraine, la Chine à Taiwan et les Etats-Unis dans les Amériques et en Europe.
Quelle est la nature de ce nouvel ordre mondial ?
On passe d’un Ordre international, fondé sur un Etat de droit,dans lequel les Etats-Unis était la puissance de référence, ce qui servait massivement leurs intérêts, à un monde éclaté et divisé dans lequel les Etats-Unis ne sont qu’un grand joueur parmi d’autres. La Chine et la Russie en rêvaient. Trump l’a fait. C’est le plus grand recul stratégique des Etats-Unis dans la conduite des affaires mondiales depuis 1945. Le rôle des organisations internationales dans ce monde éclaté est donc réduit. Trump passera, devant le tribunal de l’histoire, comme l’allié objectif de Poutine et Xi dans la déconstruction du monde.
Pourquoi Donald Trump est-il prêt à troquer protection militaire américaine contre « terres rares » en Ukraine ou même au Congo Kinshasa ? Ce « retour sur investissement » n’a-t-il pas toujours été le moteur de l’interventionnisme américain ?
J’insiste…, l’Ordre international américain servait d’abord les intérêts des Etats-Unis mais il y avait au moins une déconnexion partielle entre aide et retour sur investissement. Ils n’ont pas pillé l’Europe après la Deuxième Guerre mondiale, ni les vaincus comme l’Allemagne et le Japon. Ils n’ont pas pillé le Moyen-Orient lorsqu’ils sont intervenus contre Daech. Avec Trump, on change d’approche : « Tu me donnes 100 et je te rends peut-être 70. Si tu n’es pas content, c’est 200 contre zéro ». C’est un comportement mafieux qui déshonore les Etats-Unis.
Face à la puissance américaine, l’Europe peut-elle continuer à tirer son épingle du jeu, coincée entre les BRICS du « Sud global » et les Etats-Unis ? Grâce à la mise sur pied d’une « Europe de la Défense » ?
Le problème central de l’Union européenne, depuis 30 ans et donc avant Trump, est sa faible croissance. L’Europe a raté la révolution du numérique. De plus la France, qui a créé l’Europe dans les années 1950, il ne faut jamais l’oublier, s’est terriblement affaiblie depuis un quart de siècle avec la ‘religion’ de la ‘fin du travail’ et la désindustrialisation massive qui en est résulté sous l’effet supplémentaire d’un fiscalisme abrutissant : en France, depuis quarante ans, à tout problème, il y a un impôt comme solution. L’Europe, et surtout la France, doivent se réindustrialiser et se réarmer, le réarmement favorisant la réindustrialisation.
Mais il ne faut surtout pas transférer cette responsabilité à la Commission européenne qui n’a aucune légitimité pour ce faire et qui exerce mal ses deux responsabilités historiques : la politique commerciale et la politique de la concurrence qui ont leur responsabilité dans l’effondrement relatif européen en termes de puissance. L’affaiblissement de la France a permis à l’Allemagne de prendre le contrôle effectif de l’Union européenne en lui dictant sa politique commerciale. Par exemple, l’Allemagne s’est toujours opposée à ce que l’Union européenne prenne des sanctions contre la Chine qui subventionne ses entreprises exportatrices, directement et indirectement, parce que cela permettait à l’Allemagne de continuer à vendre sa camelote en Chine.
Une Europe de la défense ? L’Allemagne maintient sa commande d’avions F-35 américains !
L’Europe de la Défense ne peut se faire que par la coopération entre les nations européennes. La France, très affaiblie, doit se remettre d’urgence au travail pour relever son industrie et se réarmer.
Et cela au moment où l’Europe remet en question ses règles budgétaires… La zone euro et la monnaie unique peuvent-elles être remises en cause ?
La remise en cause des règles budgétaires vise à servir les intérêts de l’Allemagne qui veut réarmer en urgence et renouveler son industrie en dépensant 500 milliards d’euros, ce qu’elle peut supporter car sa dette est proche de 60% du PIB alors que la France est presque au double. L’Allemagne veut se doter de la première armée d’Europe et n’exclut plus de se doter de l’arme nucléaire. La marginalisation de la France est totale du fait de la lâcheté de ses élites qui, depuis plus d’un quart de siècle, favorise un ‘social’ étouffant (34% du PIB contre 3,4% du PIB pour le régalien) financé par des impôts de plus en plus insupportables pour ceux qui travaillent et une dette rampante qui rend la France esclave des marchés de capitaux. La zone euro est une zone de non-croissance. La France doit sérieusement se réveiller si elle ne veut pas devenir une province allemande appauvrie.
Propos recueillis par ERE