Un entretien de l’auteur avec Alain Atassi, banquier d’affaires franco-syrien et économiste spécialisé sur le Moyen-Orient et la Syrie, révèle que la société Syrienne se réveille sur une dure réalité : 90% des Syriens vivent en dessous du seuil de la pauvreté. L’entretien analyse aussi le rôle que peut jouer la France dans la réhabilitation de la Syrie.

Les premières décisions de Ahmad al-Chareh, le nouvel homme fort ?

À la tête d’une Syrie en ruines après la chute de Bachar al-Assad, Ahmad al-Chareh s’est rapidement imposé comme un artisan de la paix et de la reconstruction, en concentrant ses efforts sur trois priorités clés. Dès ses premières interventions sur les chaînes Al Jazeera, Al Arabiya et CNN, il a envoyé un message fort : protéger les minorités et garantir la justice pour tous, tout en évitant un esprit de revanche contre les membres de l’ancien régime et les agents du renseignement. Ce choix visait à désamorcer les tensions et à prévenir un nouvel embrasement. Dans un second temps, al-Chareh a lancé un ambitieux programme de désarmement des civils, ciblant notamment les Alaouites, largement armés, mais aussi toutes les milices, y compris sa propre organisation, le HTC. Ces forces ont été placées sous le contrôle exclusif du ministère de la Défense, une décision cruciale pour renforcer la sécurité nationale et restaurer l’autorité de l’État. En parallèle, l’amnistie de 15 000 anciens combattants et la réduction des effectifs militaires, de 300 000 à 150 000 soldats, ont permis de réorienter les ressources vers l’aide humanitaire. Enfin, Al-Chareh a lancé un processus d’unité nationale en associant toutes les communautés à la rédaction d’une nouvelle constitution, tout en développant des relations diplomatiques avec des ministres comme Jean-Noël Barrot (France), Annalena Baerbock (Allemagne) et Antonio Tajani (Italie). L’objectif étant de lever les sanctions internationales et mobiliser des soutiens pour reconstruire le pays.

Le sort des Chrétiens, Kurdes, Alaouites, et autres minorités-Danger des jougs islamiste et turc ?

Le sort des minorités syriennes – Chrétiens, Kurdes, Alaouites – reste une priorité pour les puissances occidentales après la chute de Bachar el-Assad. Ahmad al-Chareh a promis de protéger ces communautés, et ses actions sur le terrain semblent, pour l’instant, confirmer ses intentions. Cependant, l’influence de puissances étrangères comme la Turquie et l’Arabie Saoudite, qui ont soutenu des groupes armés, suscite des inquiétudes et exige une vigilance accrue.

Une oppression de quelconque minorité risquerait de provoquer une révolte populaire, menaçant l'équilibre du pouvoir, quel que soit son origine ethnique. Historiquement, la majorité sunnite a toujours défendu les minorités et la Syrie a toujours été un modèle de coexistence multiculturelle. Avant le coup d’État de 1970 par Hafez el-Assad, Nourredine al-Atassi, président sunnite, avait alors nommé Hafez el-Assad, ministre de la Défense, et Salah Jedid, chef d’état-major, tous deux Alaouites, symbole d'une époque où la collaboration intercommunautaire prévalait. Toutefois, l’ascension des Assad a marqué une rupture, avec une stratégie de division communautaire pour asseoir leur pouvoir, selon le principe de Philippe de Macédoine "diviser pour mieux régner".

Implications économiques et sociales de cette transition en Syrie ?

Après 14 ans de guerre, la Syrie fait face à un défi titanesque de reconstruction et de redressement économique. Avec des pertes estimées à 530 milliards de dollars, la levée des sanctions de l’UE et des États-Unis apparaît cruciale pour accéder aux financements internationaux et rouvrir les marchés. Restaurer des infrastructures vitales, comme le réseau électrique de Homs, Alep et Damas, nécessiterait 600 millions de dollars, tandis que la crise du logement s’aggrave avec le retour potentiel d’une grande partie des 10 millions de réfugiés.

L’économie syrienne est à genoux. le PIB a chuté de 60 à 6,1 milliards de dollars entre 2010 et 2023, les exportations sont passées de 7,6 milliards à moins d’un milliard, et la livre syrienne a perdu 270 fois sa valeur, provoquant une inflation de 115 %. Relancer des secteurs clés comme l’agriculture et l’industrie est impératif pour la création d’emplois, notamment dans les zones rurales où le chômage touche près de 50 % de la population. Cependant, La levée des sanctions internationales, essentielle pour relancer l’économie syrienne, demeure conditionnée par la mise en œuvre effective de mesures garantissant le respect des droits de l’homme et l’égalité des genres par le gouvernement actuel. Cette condition risque de retarder les efforts de reconstruction, alors que 90 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté et que 15 millions dépendent de l’aide humanitaire.

Les défis du financement de la reconstruction syrienne

Depuis la chute de Bachar el-Assad, la reconstruction de la Syrie mobilise des engagements financiers internationaux : 1,5 milliard de dollars des Émirats arabes unis, 2 milliards d’Arabie Saoudite, 4 milliards de la Russie, et 500 millions d’euros de l’Union européenne pour des projets humanitaires. Le Qatar a également promis son soutien financier, bien que les montants restent imprécis. Le FMI, la Banque mondiale et l’UE conditionnent toutefois leur aide à des réformes politiques et des garanties sur les droits humains, l’égalité des genres et la protection des minorités. La diaspora syrienne, dotée d’une épargne importante, pourrait contribuer à un fonds souverain pour la reconstruction. En parallèle, des ressources internes, comme l’épargne locale et les avoirs des membres de l’ancien régime (estimés à 70 milliards de dollars), pourraient être récupérées. Enfin, la Syrie pourrait réclamer 300 milliards d’euros de dommages et intérêts à la Russie et à l’Iran pour leur rôle dans les destructions. Ces initiatives visent à poser les bases d’un redressement malgré des défis politiques majeurs.


Alain Atassi

Diplomatie française marginalisée ?

La diplomatie française n'est pas marginalisée, encore moins en Syrie, mais son influence a été réduite, notamment en raison de la présence russe et iranienne qui a dominé sous le règne des Assad. Ces deux puissances ont soutenu le régime syrien pendant la guerre, limitant l'impact des initiatives françaises. Cependant, la France reste un acteur clé dans les discussions internationales, notamment au sein de l'UE et des Nations Unies . Elle pourrait renforcer son rôle en se concentrant sur la levée des sanctions et sur la reconstruction du pays surtout dans des secteurs industriels où elle dispose d'une expertise reconnue.

Cependant, le peuple syrien reste prudent envers l'Occident, ayant vu sa souffrance ignorée pendant 14 ans, notamment avec l'arrêt brusque de l'intervention militaire de la coalition internationale en 2014 sous l'administration Obama, suite à l’usage d’armes chimiques par l’ancien régime dans la Ghouta. Cela a engendré une perte de confiance en l'Occident, en particulier dans la capacité de la France à soutenir concrètement le peuple syrien.

Pour retrouver son influence, la France devrait s'engager résolument dans l'aide humanitaire et assumer un rôle de premier plan dans la levée des sanctions internationales, tout en plaidant pour la condamnation de Bachar el-Assad devant la Cour pénale internationale. Cette initiative ouvrirait la voie à une relance économique, à la réduction de la pauvreté, et permettrait de mobiliser des acteurs majeurs tels que Total, Veolia et Vinci pour participer à la reconstruction des infrastructures énergétiques et d’assainissement.

Secteurs économiques syriens que les entreprises françaises doivent cibler

La diplomatie économique française en Syrie devrait s'articuler autour de deux priorités majeures : la levée des sanctions internationales et la promotion de la justice pour restaurer la confiance des Syriens. La France doit plaider en faveur d’un assouplissement des restrictions commerciales imposées par l’Union européenne et les États-Unis, tout en soutenant juridiquement les revendications syriennes de réparations financières à l’égard de l’Iran et de la Russie, principaux responsables des destructions engendrées par la guerre. La tenue d’un procès de Bachar el-Assad devant la Cour pénale internationale serait un levier puissant pour renforcer la confiance des Syriens envers la France. Par ailleurs, la France doit encourager ses entreprises à saisir les opportunités offertes par la reconstruction, en facilitant l'accès des PME françaises à des secteurs clés tels que l'énergie, la construction, l’agriculture, les télécommunications et l’assainissement. En mobilisant son savoir-faire industriel et en soutenant ses grandes entreprises, la France peut non seulement affirmer sa présence économique, mais aussi contribuer activement à la stabilisation du pays. De plus, elle pourrait jouer un rôle essentiel dans la modernisation de l’État syrien, en offrant son expertise en gestion publique, droit constitutionnel et en structuration administrative pour améliorer l’efficacité des réformes et accompagner la transition vers une gouvernance démocratique.