Il n’est guère surprenant que le début du nouveau mandat, incarné par ses deux figures majeures, le président de la république Joseph Aoun et le premier ministre désigné Nawaf Salam, se heurte à un champ de mines, semé d’obstacles et d’entraves dressés par le système profond qui dirige officieusement le Liban depuis 1989. Ce système, après la signature de l’Accord de Taëf, n’en a retenu que les clauses servant ses intérêts, négligeant les réformes qu’il prévoyait et empêchant toute modernisation ou correction de ses lacunes.

Toutefois, la convergence de deux volontés réformatrices, l’une interne et l’autre externe, à l’origine de l’élan de changement actuel, pourrait suffire à contrer la stratégie de blocage et à désamorcer ces mines avec patience et prudence. Qu’il s’agisse des obstacles au Sud du Liban, liés au possible retard du retrait des forces israéliennes et au démantèlement des dernières positions du Hezbollah, ou des pièges internes entravant la reconstruction de l’État via le futur gouvernement, la dynamique réformatrice semble déterminée à poursuivre son chemin.

On ne saurait sous-estimer la volonté de la majorité écrasante des Libanais, qui ont placé leurs espoirs dans la nouvelle gouvernance. Pas plus qu’il ne faudrait minimiser l’implication arabe et internationale ayant œuvré pour un changement qualitatif du pouvoir, un changement qui ne doit pas se limiter aux deux présidences, mais se traduire aussi dans la composition et la feuille de route du gouvernement, en rupture avec les lourdeurs du passé.

Ce processus se poursuivra avec une injection de sang neuf dans les rouages de l’État à travers des nominations administratives, judiciaires, sécuritaires et diplomatiques, en accord avec les discours d’investiture et de nomination. Ces derniers posent les bases d’une vision progressiste pour l’établissement d’un État moderne et stable.

Or, les conditions posées par le tandem de Hezbollah- Mouvement Amal (duo chiite) – monopole du ministère des Finances et d’autres portefeuilles stratégiques, tentative d’imposer une nouvelle version des déclarations ministérielles intégrant la notion de « résistance » – suscitent en retour des exigences de la part d’autres blocs politiques. Résultat : la formation du gouvernement risque d’être prise en otage par une impasse prolongée.

Pour éviter ce blocage et résoudre l’« épine chiite », deux solutions peuvent être envisagées pour la question du ministère des Finances et celle de la déclaration ministérielle.

S’agissant des Finances, il serait logique de s’appuyer sur l’approche du Premier ministre désigné Nawaf Salam, qui a affirmé depuis le palais présidentiel : « Le ministère des Finances n’est l’apanage d’aucune communauté et n’est interdit à aucune autre. »

Autrement dit, ce portefeuille doit faire l’objet d’une rotation entre toutes les confessions, dans ce gouvernement comme dans les suivants. Si, cette fois-ci, il est confié à un ministre chiite, il pourrait revenir à une autre communauté par la suite. Ce principe de rotation est actuellement discuté en coulisses, certains y voyant un moyen d’éviter l’accusation d’exclusion et de compenser un sentiment d’amertume né du récent conflit.

Cette approche rappelle celle adoptée en 2005, lorsque les forces du 14 Mars (Courant Patriotique Libre, Courant du Futur, Forces Libanaises, Parti Socialiste Progressite, Kata'eb) avaient tenté de rassurer les composantes du 8 Mars (Hezbollah, Mouvement Amal,) après le retrait des troupes syriennes, à travers ce qui a été connu sous le nom d’« accord quadripartite ». À l’époque, l’engagement avait été rompu par le Hezbollah et il reste à voir si l’histoire se répétera.

Quoi qu’il en soit, le ministère des Finances, comme les autres portefeuilles sensibles, sera soumis à une double surveillance, nationale et internationale, afin d’assurer son bon fonctionnement dans l’esprit des réformes promises.

Quant à la déclaration ministérielle et à l’insistance du tandem chiite pour y inclure la notion de « résistance », les réalités du terrain ont, de facto, tranché ce débat. En acceptant les termes du cessez-le-feu et en s’y conformant – notamment en démantelant ses positions militaires au sud et au nord du Litani, ainsi que dans l’ensemble du territoire libanais –, le Hezbollah a, de fait, renoncé à son rôle de résistance par l’utilisation de ses armes.

Toutefois, deux arguments sont avancés pour justifier le maintien de son arsenal :

1. L’accord de Taëf garantirait le droit à la résistance. Or, en examinant l’article 3, section C de l'accord, on y lit : « Prendre toutes les mesures nécessaires pour libérer l’ensemble du territoire libanais... » Mais ces « mesures nécessaires » signifient-elles la création d’une résistance armée en dehors de l’autorité légitime de l’État et de l’armée nationale ? Ceux qui soutiennent cet argument évoquent le modèle israélien de « milices de défense » dans les colonies. Or, ces dernières sont directement soumises au commandement de l’armée israélienne, ce qui n’est pas le cas au Liban.

2. La référence à l’article 51 de la Charte des Nations Unies, qui consacre le « droit individuel ou collectif des États à se défendre en cas d’attaque armée ». Mais ce texte ne parle ni de défense parallèle ni de milices confessionnelles. D’autant que le Liban est lié à un accord d’armistice avec Israël depuis le 23 mars 1949 et soumis aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. Il ne saurait donc être un champ de manœuvre anarchique pour des projets militaires contraires à ses intérêts stratégiques.

Il serait envisageable que la déclaration ministérielle s’aligne sur l’Accord de Taëf en matière de libération des territoires et sur la Charte de l’ONU, si cela peut apaiser les partisans de la « trilogie » (armée, peuple, résistance) ou de concepts similaires. Mais il ne saurait être question d’un engagement sélectif : Taëf stipule aussi, en son article 2, paragraphe 1, la dissolution de toutes les milices armées, libanaises et étrangères, et la remise de leurs armes à l’État. Par ailleurs, l’ONU a adopté des résolutions spécifiques à la situation libanaise, dont les plus marquantes sont les 1701, 1559 et 1680, sans oublier l’accord de cessez-le-feu signé en novembre dernier et l’accord d’armistice. Il ne saurait donc être question d’interpréter, manipuler ou tronquer ces textes de référence à des fins partisanes.

Les solutions libanaises restent donc possibles, à condition que tous respectent l’esprit des textes fondateurs et des réalités nouvelles découlant des récentes évolutions au Liban, en Syrie et à Gaza. Il faudra aussi que les acteurs impliqués dans la formation du gouvernement et dans la phase qui suivra fassent preuve de sincérité. Faute de quoi, l’opportunité de sauvetage qui s’est dessinée il y a deux semaines, avec l’accession du général Joseph Aoun à la présidence, pourrait s’évanouir.

Puisque l’objectif est de reconstruire, de guérir les blessures et de sortir de la crise pour entrer dans l’ère des réformes, il serait avisé d’écouter les messages des instances arabes et internationales. Dernière en date, la déclaration du ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Faisal bin Farhan Al Saud, attendu aujourd’hui à Beyrouth, qui a clairement lié l’aide et le soutien à des « actions et réformes concrètes ».

Reste à espérer que les parties en crise sauront dépasser leurs calculs étroits et saisir la main tendue du monde arabe et de la communauté internationale pour sauver le Liban.