Rarement les proverbes populaires libanais ont-ils trouvé un écho aussi fort qu’avec l’élection du commandant de l’armée, le général Joseph Aoun, au poste de commandant-en-chef de l'armée en tant que 14ᵉ président de la République depuis l’indépendance.
On dit que la nature a horreur du vide. Après deux ans, deux mois et dix jours de vacance présidentielle, le blocage politique a pris fin avec l’élection du nouveau chef de l’État, une situation inédite depuis la fin du mandat de Michel Aoun, le 31 octobre 2022. Pourtant, ce n’est pas la première fois que la République libanaise se retrouve sans président. Le moment est venu pour les Libanais de trouver une solution durable à cette faille institutionnelle.
Avant l’Accord de Taëf, le Liban a connu deux périodes de vacance présidentielle. En 1952, après la démission du président Béchara El Khoury, dont le mandat était prolongé, le général Fouad Chehab fut chargé de diriger un gouvernement de transition qui a supervisé l’élection de Camille Chamoun. La seconde vacance remonte à 1988, à la fin du mandat d’Amine Gemayel. Au dernier moment, le général Michel Aoun fut désigné à la tête d'un gouvernement de transition composé de six membres du conseil militaire avec la tâche d'organiser des élections présidentielles. Les divisions internes et la domination syrienne sur une grande partie du Liban poussèrent trois ministres à se retirer du gouvernement militaire. De son côté, le gouvernement de Salim Hoss refusa de reconnaître la nomination d’Aoun, plongeant le pays dans une situation où deux gouvernements coexistaient.
Après l’adoption de l’Accord de Taëf comme constitution au Liban, la République a connu deux nouvelles périodes de vacance présidentielle. La première a eu lieu à la fin du mandat prolongé du président Émile Lahoud, en 2007, et a duré six mois. Elle s’est conclue par l’élection du général Michel Sleiman, commandant de l’armée, grâce à un « mini-Taëf » tenu à Doha, Qatar, après les événements du 7 mai. Le Hezbollah lanca une campagne militaire dans certaines régions de Beyrouth et du Mont-Liban en réponse à une décision gouvernementale visant à désactiver son réseau de communication.
La deuxième vacance a suivi la fin du mandat du président Sleiman en 2014, se prolongeant sur plus de deux ans jusqu’à l’élection du général Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre.
Hier encore, la nature a haï le vide, faisant émerger l’adage juridique selon lequel « la fin justifie les moyens ». Selon la constitution, l’élection d’un haut fonctionnaire de première catégorie à la présidence exige qu’il démissionne deux ans avant la date de l’élection. Cette exigence a concerné le président Sleiman à son époque, et hier, le président Joseph Aoun.
Cependant, en l’absence d’un président en fonction pour signer des amendements constitutionnels, et avec un gouvernement réduit à expédier les affaires courantes, une solution juridique a été proposée. L’ancien ministre et avocat Bahij Tabbara a suggéré une interprétation légale : si le candidat obtient 86 voix, soit les deux tiers du Parlement, cela équivaudrait à un amendement constitutionnel implicite, évitant ainsi tout risque de recours devant le Conseil constitutionnel.
Au cœur de la scène électorale à Beyrouth, jeudi 9 janvier, et malgré les craintes que la session ne soit reportée en raison des profondes divisions entre les factions politiques, qui avaient laissé le pays sans président pendant deux ans, deux mois et dix jours après 12 sessions infructueuses, le proverbe « la raison du plus fort est toujours la meilleure » a pris tout son sens.
Ce que les acteurs locaux n’ont pas pu réaliser, les intervenants étrangers y sont parvenus, notamment le comité des cinq composé des États-Unis, de la France, de l’Égypte, de l’Arabie saoudite et du Qatar.
Bien que des tensions existaient entre les membres du comité, ainsi qu’entre certains d’entre eux et l’Iran ou l’axe de la résistance, les circonstances ont évolué après la guerre menée par Israël contre le Liban, parallèlement à la guerre de « l’inondation d’Al-Aqsa » à Gaza. Cette guerre a dévasté des villes et villages dans le Sud, la Bekaa et les banlieues sud de Beyrouth, affaiblissant considérablement la puissance militaire du Hezbollah. Un accord de cessez-le-feu a été imposé, prévoyant le retrait du Hezbollah au nord du Litani et la remise de toutes ses armes aux autorités libanaises, conformément à la résolution 1701 de l’ONU.
La situation a encore changé avec la chute du régime du président syrien Bachar al-Assad, réduisant l’influence de l’Iran sur les affaires libanaises.
Le comité des cinq a exercé des pressions : certains de ses membres ont manié la diplomatie avec des menaces ou des promesses, d’autres auraient offert des incitations aux députés ou lié l’élection du général Joseph Aoun à des engagements d’aide au Liban pour surmonter ses nombreuses crises. En fin de compte, l’argument du plus fort a prévalu, éclipsant l’incapacité des factions locales à se mettre d’accord sur un candidat de consensus ou à s’affronter dans une compétition démocratique.
Cependant, la crainte demeure que le proverbe « qui donne, ordonne » ne s’applique désormais à la réalité libanaise sous l’émergence d’une « ère américaine », rappelant la Pax Romana de l’Empire romain. Dans un contexte de transformations attendues dans les pays voisins et de discussions autour d’un nouveau Moyen-Orient, il ne serait pas étonnant que le Liban soit poussé à signer des accords de paix ou des arrangements avec Israël. Rétrospectivement, l’accord du 17 mai 1983 entre le Liban et Israël, conclu après l’invasion de 1982, pourrait sembler moins dommageable que les arrangements sécuritaires prévus au Sud si le Liban respecte l’accord de cessez-le-feu et applique la résolution 1701 de l’ONU.
Le général Joseph Aoun a été élu président avec 99 voix et a prononcé son discours d’investiture. Comme toujours lors de chaque discours inaugural, le proverbe « Promettre c’est bien, tenir c’est mieux » s’impose. La difficulté à tenir les promesses du discours ne réside pas dans le président, ni dans ses intentions, ni dans ses capacités ou sa volonté, mais bien dans la structure du système libanais, où les intérêts partisans, sectaires ou même personnels étroits bloquent souvent la progression.
C’est ce qu’on appelle « l’État profond » au Liban, existant depuis avant la création du Grand Liban. Un réseau où se croisent familles politiques historiques, féodaux, intérêts financiers et économiques, ainsi que considérations sectaires et régionales. Cet État profond peut soit s’accorder avec le président pour faciliter son mandat, soit s’opposer à lui, le paralysant et sabotant son règne.
Le plus grand défi du nouveau président sera peut-être de maîtriser cet État profond. Il semble que le soutien international dont il bénéficie puisse l’aider à limiter son influence, au moins au début de son mandat. Comme souvent, ces premières années sont ensuite marquées par des divergences, des intérêts conflictuels et les préparatifs pour la prochaine élection présidentielle. Les tensions augmentent alors, laissant place à des querelles politiques et au jeu du chat et de la souris entre le pouvoir et l’opposition.
Le deuxième grand défi sera la nomination d’un Premier ministre, la formation du gouvernement, sa composition, ses fonctions et son programme. Cela inclut également l’élaboration de la déclaration ministérielle, surtout si le duo chiite—qui a joué un rôle clé dans l’élection du nouveau président—insiste pour y inclure l’idée du « droit à la résistance contre l’occupation ». Cela viendrait s’ajouter aux crises politiques, économiques, financières et sociales actuelles, ainsi qu’aux problèmes de reconstruction et à la gestion des réfugiés palestiniens et des déplacés syriens.
Ce défi est étroitement lié à la gestion des armes du Hezbollah, que les parrains internationaux et régionaux de l’accord au Liban exigent de voir remis. Ils insistent également sur le retrait du Hezbollah au nord du fleuve Litani, conformément à l’accord de cessez-le-feu. Le délai de deux mois pour mettre en œuvre cet accord arrive à son terme dans quelques jours. Si cela ne se réalise pas, Israël pourrait reprendre sa guerre contre le Liban—si tant est qu’elle ait été arrêtée—soutenue par certaines forces parmi ces parrains, pour atteindre ses objectifs.
La période de vacance est terminée. Un président a été élu. Les rouages de l’État recommencent à tourner. Demain, une grande opération administrative sera nécessaire pour combler les postes vacants. Comme l’a dit une figure éminente libanaise, « Que Dieu aide le nouveau président », car il devra supporter le poids des 99 députés qui l’ont élu, chacun estimant que sans lui, il n’aurait pas pu devenir président. Espérons que le proverbe se réalise : «Dieu donne les épreuves les plus difficiles à ses soldats les plus forts. »