Avant même l’arrivée du ministre libanais de la Défense, Michel Menassa, en Arabie saoudite, l’ordre du jour de sa rencontre avec son homologue syrien, Murhaf Abou Qasra, avait déjà été fixé. Une source politique a déclaré à l’Agence France-Presse (AFP) que « la ville de Djeddah accueillera une réunion entre les ministres de la Défense du Liban et de la Syrie sous l’égide de l’Arabie saoudite », précisant que les discussions porteront sur « la sécurisation de la frontière commune et la fermeture des passages illégaux ».
À l’origine, Menassa devait se rendre en Syrie, une visite annoncée il y a quelques jours à peine, avec une délégation libanaise déjà constituée et un programme bien défini. Toutefois, une source gouvernementale syrienne a confirmé par la suite que cette visite avait été reportée en raison des « préparatifs en cours pour la formation d’un nouveau gouvernement à Damas ». Peu après, il a été annoncé que les deux ministres se retrouveraient finalement en Arabie saoudite pour discuter des relations bilatérales.
Le choix de l’Arabie saoudite comme lieu de la rencontre est lourd de sens politique. Il marque la volonté du Royaume de s’imposer comme médiateur officiel entre Beyrouth et Damas, d’autant plus qu’il avait déjà facilité la toute première rencontre entre le président libanais Joseph Aoun et le président syrien par intérim, Ahmed al-Sharaa, en marge du sommet arabe sur la question palestinienne au Caire. L’Arabie saoudite se serait engagée à encadrer et à restructurer cette relation naissante, en commençant par la sécurisation des frontières et la lutte contre la contrebande – notamment celle du captagon, qui constitue une menace majeure pour le Royaume.
La Turquie avait auparavant exprimé son intérêt pour jouer ce rôle de médiateur, mais il est désormais évident que l’Arabie saoudite a pris les devants, réaffirmant son influence au Liban à travers des processus politiques clés comme l’élection présidentielle et la nomination du Premier ministre. Ce repositionnement de Riyad marque également un recul du rôle du Qatar dans le dossier syro-libanais, même si certains tentent de présenter la situation comme une coordination entre Doha et Riyad.
La date de la réunion est également symbolique : elle intervient quelques semaines seulement après une montée des tensions à la frontière entre le Liban et la Syrie. Des affrontements ont d’abord opposé des tribus armées, avant de dégénérer en confrontations directes entre des unités de l’armée libanaise et syrienne dans le village de Houch al-Sayyed Ali. La situation a failli dégénérer davantage, mais des efforts diplomatiques ont permis de calmer les tensions des deux côtés de la frontière.
Depuis l’arrivée d’Al-Sharaa à la tête de la Syrie, les relations entre les deux pays voisins restent tendues. Lors d’une précédente visite, l’ancien Premier ministre libanais Najib Mikati avait tenté de poser les bases d’un partenariat, espérant aborder des sujets sensibles comme la crise des réfugiés et le contrôle des frontières. Mais ses efforts ont rapidement été sapés lorsqu’Al-Sharaa a répondu en interrogeant sur le sort des fonds syriens bloqués dans les banques libanaises – une réplique que Mikati avait perçue comme une provocation délibérée.
Les tensions n’ont cessé de croître depuis. L’armée syrienne a à plusieurs reprises annoncé des opérations contre les contrebandiers à la frontière, ce qui a souvent suscité la désapprobation de Beyrouth. Certains responsables libanais y voient des manœuvres à visée politique, potentiellement encouragées par des pressions américaines et saoudiennes pour mettre de l’ordre dans une zone frontalière chaotique.
Fondamentalement, les relations libano-syriennes ne sont toujours pas normalisées. L’orientation actuelle du régime syrien entre en conflit avec celle du Liban, qui évolue sous une influence occidentale, principalement américano-saoudienne. Washington, d’ailleurs, ne reconnaît toujours pas la présidence d’Al-Sharaa et n’a levé aucune sanction contre le régime syrien. Pendant ce temps, le Qatar – autrefois acteur clé du dossier syrien – a vu son influence au Liban s’éroder au profit du tandem saoudo-américain.
De nombreux dossiers restent en suspens entre Beyrouth et Damas. Les institutions bilatérales, comme le Conseil supérieur, ainsi que plusieurs accords signés, sont gelés. Damas évite d’aborder certains sujets sensibles, tandis que Beyrouth temporise en fonction des évolutions régionales. Même la question des réfugiés n’a connu aucune avancée concrète, si ce n’est des appels récurrents à leur retour – sans qu’un véritable plan syrien ne soit présenté.
La relation reste floue, influencée par les dynamiques internes en Syrie et l’avenir politique d’Al-Sharaa. Plusieurs décisions prises unilatéralement par Damas en matière commerciale n’ont suscité aucune réaction de Beyrouth, révélant ainsi la réticence – ou l’impuissance – du Liban à soulever certains points sensibles.
Les relations entre le Liban et la Syrie ne retrouveront peut-être jamais leur configuration d’antan. Les changements régionaux imposent de nouvelles réalités, et à Beyrouth, certains craignent que Damas ne voie plus d’intérêt à coopérer sur des dossiers cruciaux comme celui des réfugiés – surtout à l’heure où la Syrie peine déjà à accueillir ses propres citoyens de retour. Le Liban, quant à lui, continue d’absorber de nouveaux flux migratoires qui dépassent ses capacités.
Ce qui demeure, c’est une relation fracturée, gangrenée par la méfiance et les craintes mutuelles. Aucun des deux pays ne semble prêt – ou capable – d’entamer le dialogue franc nécessaire pour redéfinir les contours de leur partenariat.
Peut-être que l’Arabie saoudite, en parrainant ce processus, parviendra à tracer les bases d’une nouvelle relation syro-libanaise. Mais la voie reste semée d’embûches : des avancées sont-elles possibles tant qu’Al-Sharaa est au pouvoir et qu’Israël occupe encore une partie du territoire syrien ? Et Riyad sera-t-il en mesure de résoudre la question des réfugiés – ou cela se fera-t-il au détriment du Liban ?
Autant de questions qui restent, pour l’instant, sans réponse. Tous les regards se tournent désormais vers Djeddah.