À ma connaissance, et à celle de quiconque au Liban, dans la diaspora ou aux quatre coins du monde, aucun député libanais n’a désigné lors des consultations parlementaires obligatoires pour nommer le premier chef de gouvernement de l’ère présidentielle actuelle, Mme Morgan Ortagus, sous-secrétaire adjointe américaine pour le Moyen-Orient, comme Première ministre du Liban.
Cette Américaine d'origine juive, successeure d’Amos Hochstein – également Américano-israélien – s’est illustrée par son affichage ostentatoire : arborant l’étoile de David en pendentif doré sur sa poitrine et en bague à l’annulaire. Sans retenue, elle a déclaré, après sa rencontre avec le président Joseph Aoun au palais présidentiel de Baabda, qu’elle espérait la fin de l’influence du Hezbollah, vaincu selon elle par Israël, qui lui en est reconnaissant. Plus encore, elle a affirmé – sans ambages ni détours – que « le Hezbollah ne participerait d’aucune manière à la formation du nouveau gouvernement libanais ».
Ce n’était pas un simple vœu, mais une déclaration catégorique. Tandis qu'Israël prolonge son occupation au Sud et multiplie les violations, et que les menaces de reprendre la guerre contre le Sud et la Békaa persistent, les intentions américano-israéliennes de déplacer la population de Gaza vers la Jordanie et l’Égypte se précisent, transformant la bande côtière en une nouvelle Riviera méditerranéenne. Et qui sait ? Peut-être assisterons-nous à l'installation définitive des Palestiniens là où ils se trouvent, avec une part non négligeable pour le Liban.
Au-delà de l’apparence soignée de Mme Ortagus, largement commentée depuis sa nomination, ses propos – ignorés par les autorités libanaises – représentent une ingérence flagrante dans les affaires internes du Liban et une atteinte manifeste à sa souveraineté. Cette intervention éclaire sans ambiguïté les raisons profondes du blocage de la formation du gouvernement, survenu jeudi dernier.
Le gouvernement en gestation, pour lequel le secrétaire général du Conseil des ministres, Mahmoud Makkiya, avait été convoqué à Baabda pour préparer l’annonce des décrets, devait inclure deux ministres du Hezbollah et deux du mouvement Amal, dont un au ministère des Finances. Les quatre ministres avaient été désignés par le tandem chiite. Mais où le bât blesse-t-il ? La crise s’est cristallisée autour du cinquième ministre chiite. Il aurait été convenu entre le président du Parlement, Nabih Berry, et le président Aoun, mais rejeté par le Premier ministre désigné, Nawaf Salam, qui a imposé un autre nom.
Ce cinquième ministre fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Sa nomination a mis en lumière l’absence totale de critères cohérents dans la formation gouvernementale de M. Salam, qui s’est attribué l’exclusivité de la représentation de sa communauté tout en refusant d’inclure des partis ou anciens politiciens, pour finalement nommer deux d’entre eux. Il a cédé aux exigences de Walid Joumblatt ( le principal chef politique héréditaire de la communauté druze du Liban) en lui accordant deux ministres, a nommé les ministres des Forces libanaises (parti politique chrétien), et a récompensé des blocs parlementaires mineurs tout en en excluant d'autres. Le Courant patriotique libre (parti politique chrétien), estimant être sous-représenté, n’a obtenu que deux ministères secondaires.
La révélation publique de Mme Ortagus est-elle la véritable cause de l'échec de la formation du gouvernement, contrairement à ce qu’ont avancé de nombreux médias qui ont attribué ce blocage au tandem chiite ?
Le Premier ministre Salam rectifiera-t-il ses critères ? Ou bien la déclaration de Mme Ortagus constitue-t-elle la feuille de route à suivre, bon gré mal gré ?
Imaginons un gouvernement sans le Hezbollah. Le mouvement Amal, selon des sources, refuserait également d’y participer. Ce cabinet comprendrait alors des ministres chiites extérieurs au tandem. Le Premier ministre Salam poursuivrait la formation, discuterait des noms avec le président de la République, et les décrets seraient publiés. Le gouvernement se présenterait alors devant le Parlement, où les 27 députés chiites (et probablement d'autres) lui retireraient leur confiance. Si l'absence de voix chiites ne remet pas en cause la légitimité confessionnelle, et si le tandem choisissait de démissionner du Parlement, quel serait alors l'avenir du Liban ? Organiserait-on des élections partielles pour combler les sièges vacants ? Et si le tandem reprenait tous ses sièges ? Si ces postes restaient vacants, comment un gouvernement confronté à des défis majeurs – de l’application de la résolution 1701 à la reconstruction du Sud, en passant par la résolution de la crise économique et la tenue des élections municipales et législatives à venir – pourrait-il fonctionner ?
Quel Libanais, quelle que soit sa position, accepterait l’exclusion totale d’une communauté de la vie politique pour satisfaire une représentante américaine juive, symbolisant des intérêts bien précis ? Peut-on vraiment s’opposer aux desiderata américains, qui prennent des allures de diktats, dans un paysage politique façonné par Washington depuis plus d’un an et demi au service d'Israël ?
De nombreux dirigeants libanais reconnaissent l’influence des États-Unis dans le monde, particulièrement aujourd’hui, où ils apparaissent comme les maîtres incontestés. Comme le disait l’ancien président Camille Chamoun : « S’opposer à eux est difficile, leur amitié est humiliante. »
Entre cette difficulté et cette humiliation, que choisira le Premier ministre Salam, qui connaît de près la politique américaine et ses réactions à ses décisions lorsqu’il présidait la Cour internationale de justice face à Israël ?
Pense-t-il être l’allié privilégié des Américains, capable de faire des caprices ? Ou réévaluera-t-il ses calculs après avoir observé l'attitude de sa communauté lors de la commémoration de l’assassinat de Rafic Hariri (premier ministre précédent 2000-2004) le 14 février, celle des chiites lors des funérailles de Hassan Nasrallah (ancien secrétaire général du Hezbollah) le 23 février, et celle de ceux qui ont grandi avec pour devise : « Le monde peut me briser, mais il ne prendra jamais ma signature », en ravivant la flamme du 14 mars (alliance politique contre le Hezbollah, le mouvement Amal) ?
Le Premier ministre Salam ferait bien de se rappeler comment le président Michel Aoun, tout juste rentré d’exil en France et à la tête du plus grand bloc parlementaire en 2005, avait prévenu le Premier ministre désigné de l’époque, Fouad Siniora, qui avait exclu le Courant patriotique libre de son gouvernement : « Vous ne pourrez pas gouverner sans nous. Nous sommes le passage obligé pour quiconque souhaite gouverner. »