La nomination du juge Nawaf Salam pour former le premier gouvernement du mandat du président Joseph Aoun a insufflé une dynamique supplémentaire à l’élan généré par l’accession de ce dernier au palais présidentiel. Les Libanais y ont vu un signe d’espoir, estimant que le train du changement était enfin en marche et que la formation gouvernementale suivrait une approche novatrice capable de relever les défis existentiels et cruciaux auxquels le Liban est confronté, tout en accompagnant les transformations politiques régionales.

Ils espéraient une rapidité d’exécution sans précipitation, afin de capitaliser sur cette dynamique et sur l’opportunité internationale. L’enjeu était de taille : répondre aux échéances pressantes, de l’application des clauses de l’accord de cessez-le-feu – incluant l’exclusivité des armes entre les mains des forces légitimes et la mise au placard de l’arsenal du Hezbollah – au lancement de la reconstruction, en passant par l’accélération des réformes structurelles. Autant de prérequis nécessaires pour débloquer l’aide des pays amis et des institutions internationales, restaurer la stabilité financière et économique, amorcer la restructuration du secteur bancaire et protéger ce qu’il reste des dépôts des Libanais.

Tous attendaient de Salam qu’il brise les « idoles de l’hérésie » qui ont dénaturé le processus de formation des gouvernements et qu’il efface les vestiges du coup porté à l’Accord de Taëf il y a 35 ans, avec son lot de concepts biaisés et de critères pervertis. Certes, il a établi quatre principes fondamentaux pour son gouvernement :

-Des compétences nationales de haut niveau.

-La séparation entre le mandat de député et celui de ministre.

-L’interdiction pour les ministres de se porter candidats aux élections municipales et législatives.

-L’exclusion des figures partisanes du gouvernement.

Cependant, ces critères, censés rompre avec les pratiques établies, ont évité d’affronter certains dogmes enracinés. Pire encore, certains d’entre eux ont consolidé ces aberrations et ajouté des contraintes inutiles.

Salam n’a pas osé toucher à « l’idole » de la classification des portefeuilles ministériels en souverains, services et ordinaires, alors qu’il aurait été plus judicieux d’instaurer le principe selon lequel chaque ministère a son importance ou n’a pas lieu d’être. Il a également évité de remettre en question la répartition confessionnelle des ministères régaliens entre maronites, orthodoxes, chiites et sunnites. Une ouverture à d’autres communautés aurait pourtant envoyé un signal positif.

Pire encore, il semble prêt à renforcer « l’idole » de l’attribution exclusive du ministère des Finances au « duo chiite », malgré ses déclarations affirmant qu’aucun portefeuille ne devrait être monopolisé par une confession ou interdit à une autre. Il aurait pourtant été plus pertinent d’instaurer un principe de rotation ministérielle afin d’éviter la colère populaire face au maintien du ministère des Finances sous le contrôle d’une seule formation politique. Un ministère utilisé comme levier de chantage par le biais du pouvoir de signature du ministre, et qui a conduit à une succession d’échecs ayant précipité l’effondrement économique, comme en témoigne l’adoption catastrophique de la grille des salaires sur la base de projections erronées.

À défaut d’imposer une rotation stricte, il aurait au moins pu exiger que ce ministère ne soit plus confié au « duo chiite », tout en le maintenant, à titre exceptionnel, au sein de la communauté chiite. Une approche qui aurait trouvé un écho auprès du leader du parti politique chrétien, les Forces libanaises, Samir Geagea, soucieux d’éviter que cette réforme ne soit perçue comme une attaque contre la communauté chiite elle-même, alors qu’elle résulte des erreurs stratégiques du « duo », notamment l’implication du Hezbollah dans la guerre du 8 octobre 2023 sous les slogans de « l’unité des fronts » et du « soutien à Gaza ».

Bien sûr, l’exigence de compétences nationales élevées est un impératif, mais une erreur fréquente consiste à réduire cette notion à l’accumulation de diplômes et à la renommée de leur établissement d’origine. Or, ces qualifications ne suffisent pas sans une expertise concrète dans la gestion des affaires publiques, l’élaboration des politiques et la maîtrise des enjeux politiques, qui sont la clé de toute réforme financière, économique, administrative, souveraine et militaire.

De même, la séparation entre la fonction de député et celle de ministre n’est pas une obligation constitutionnelle. Elle est certes souhaitable, mais pas au motif fallacieux qu’un ministre-député ne peut pas s’autocontrôler. Le véritable argument réside dans le fait que ces deux rôles sont si exigeants qu’il est nécessaire de s’y consacrer pleinement. Si Salam veut garantir une réelle reddition des comptes et éviter que le gouvernement ne devienne un « mini-parlement », il devrait plutôt former un gouvernement majoritaire face à une opposition parlementaire effective, rompant ainsi avec « l’idole » des gouvernements d’union nationale devenus l’équivalent d’une « école des fans ».

Quant à l’interdiction pour les ministres d’être candidats aux élections municipales et législatives, elle n’existe pas non plus dans la Constitution. Ce qui importe, ce n’est pas tant l’entrée au Parlement que la garantie que le pouvoir ne soit pas exploité à des fins personnelles. L’enjeu est d’amener des hommes d’État, et non des opportunistes avides de pouvoir.

Enfin, le rejet des ministres issus des partis politiques est en soi une « idole de l’hérésie », ajoutée par Salam, volontairement ou non, au temple de la formation gouvernementale. C’est un rejet absurde et discriminatoire envers ceux qui s’engagent politiquement. Dans toutes les démocraties du monde, les partis sont le cadre naturel de l’action politique. Certes, l’expérience des partis libanais n’est pas des plus reluisantes, mais cela ne justifie pas un rejet systématique. Certaines formations ont prouvé leur intégrité et leur efficacité, comme en témoignent les ministres des Forces libanaises, dont même leurs adversaires reconnaissent les compétences. Par ailleurs, des figures indépendantes ont parfois fait preuve d’un clientélisme et d’une corruption pires que celles de certains partis. Assimiler l’appartenance partisane à l’incompétence et au manque d’intégrité relève d’un amalgame trompeur et d’une diabolisation infondée des partis politiques.

Le Liban n’a pas le luxe du temps. L’actuel contexte international, s’il n’est pas saisi, pourrait ne pas se représenter de sitôt. Tout retard dans la formation du gouvernement risque d’affaiblir l’élan initial du mandat. L’opportunité n’est pas encore perdue pour le Premier ministre désigné, mais il lui revient d’évaluer rapidement l’impact de son approche et de briser, une bonne fois pour toutes, les « idoles de l’hérésie » qui entravent la formation du gouvernement, dans l’intérêt du Liban et des Libanais.