Qu’est-ce qui a entaché l’optimisme ambiant au Liban après l’élection du nouveau président de la République, Joseph Aoun, et la nomination immédiate du Dr Nawaf Salam à la tête du gouvernement ?
Avant de répondre à cette question, il est essentiel de la replacer dans un cadre plus large : quelle est aujourd’hui l’équation internationale et régionale qui régit le Liban ?
Depuis l’accord de Taëf, signé le 23 septembre 1989, qui a entraîné des modifications substantielles à la Constitution de 1926, le Liban a été gouverné par l’équation syro-saoudienne ( »S-S »), sous supervision directe des États-Unis – pour ne pas dire sous tutelle.
Cette équation a perduré jusqu’au 14 février 2005, date de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Homme d’influence aux relations internationales et arabes étendues, il avait su préserver un équilibre fragile au sein du système. Qui pourrait oublier son rôle décisif lorsqu’il a sillonné le monde et obtenu d’Israël une reconnaissance de la résistance du Hezbollah à travers l’accord de cessation des hostilités, mettant fin à l’opération « Raisins de la colère » en 1996 ? Cette offensive israélienne contre le Liban, menée pour affaiblir le Hezbollah, a duré 16 jours et causé de lourdes pertes humaines, notamment avec le massacre de Cana, où plus de 100 civils réfugiés dans une base de l’ONU ont été tués par des bombardements israéliens.
De plus, le retrait de la Syrie du Liban, acté le 26 avril 2005, était attendu. Il s’inscrivait dans la dynamique des transformations mondiales post-11 septembre 2001, marquées par les guerres en Afghanistan et en Irak. L’assassinat de Hariri a précipité ce départ, laissant un vide que les États-Unis ont immédiatement cherché à combler en s’impliquant directement dans la gestion de l’après-crise.
Dans cette nouvelle donne, les forces politiques libanaises ont tenté d’absorber le choc. Les partisans du 14 Mars (Courant du Futur, Parti socialiste progressiste et Forces libanaises), se considérant comme vainqueurs, ont tendu la main à leurs adversaires du 8 Mars (Le Courant patriotique libre, le mouvement Amal, et le Hezbollah, proches de la Syrie, au premier rang desquels le Hezbollah. C’est ainsi qu’est né le fameux « quadripartisme », une alliance électorale de 2005 qui a exclu Michel Aoun (président de la République 2016-2022) – surnommé le « tsunami » par Walid Joumblatt – malgré son rôle clé dans le retrait syrien.
Mais cette union fragile n’a pas résisté longtemps. Quelques mois plus tard, la fracture est apparue lorsque le gouvernement de Fouad Siniora a approuvé le tribunal international chargé d’enquêter sur l’assassinat de Hariri. Le Hezbollah et ses alliés s’y sont opposés et ont boycotté la séance, marquant ainsi la rupture.
Avec le recul de l’influence syrienne, le rôle iranien a émergé, se renforçant progressivement, soit par le biais des Gardiens de la révolution, soit à travers le Hezbollah. Dans le même temps, l’Arabie saoudite s’est effacée du jeu libanais, modifiant profondément les rapports de force. Après la guerre israélienne de juillet 2006, une nouvelle équation « A-I » (Amérique - Iran) a remplacé l’ancienne « S-S ». L’alternance entre tensions et apaisement a marqué le paysage libanais, au gré des fluctuations diplomatiques entre Washington et Téhéran. L’accord nucléaire conclu en 2015 sous Barack Obama (groupe 5+1) a été annulé par Donald Trump, tandis que Joe Biden a promis de le rétablir – une promesse non tenue jusqu’à présent. Avec la perspective d’un éventuel retour de Trump à la Maison-Blanche, une nouvelle dynamique pourrait émerger, visant à réduire les frictions avec l’Iran dans le cadre d’une politique de « zéro crise ».
Au Liban, certains dénoncent une tutelle américaine qu’il faudrait repousser, tandis que d’autres pointent une occupation iranienne à éradiquer. Mais la guerre de « Déluge d’Al-Aqsa » et son pendant libanais, la guerre de « Soutien à Gaza », ont durement frappé l’influence régionale de l’Iran. La résistance palestinienne à Gaza, le Hezbollah au Liban, les milices pro-iraniennes en Irak, le régime d’Assad en Syrie et les Houthis au Yémen ont tous subi des revers, redessinant la carte du pouvoir au Moyen-Orient. Reste à voir comment Trump, s’il revient au pouvoir, abordera cette nouvelle configuration.
Dans ce contexte géopolitique mouvant, marqué hier par l’annonce d’un cessez-le-feu à Gaza, certains avancent que le train lancé le 9 janvier suivra inévitablement un tracé américain, malgré les apparences d’une crise imminente pour le nouveau mandat présidentiel.
D’autres, en revanche, jubilent face à ce qu’ils perçoivent comme une « défaite » de Nabih Berri et du Hezbollah à travers les événements récents. Mais l’entrevue entre Berri et Salam hier – rencontre dictée par le boycott chiite des consultations parlementaires – a montré que les tensions pouvaient être surmontées. Selon Salam, aucune entrave ne menace la formation du gouvernement, et cet échange avec Berri a permis de réaffirmer la primauté de l’accord de Taë, véritable socle institutionnel du pays.
L’implication saoudienne et la supervision américaine restent déterminantes, en coordination avec plusieurs partenaires européens et arabes. Mais la question centrale demeure : Washington et Téhéran trouveront-ils un terrain d’entente, ou assistera-t-on à un démantèlement total de l’influence iranienne au Moyen-Orient ?
Au Liban, l’enjeu ne se limite pas aux rapports de force internationaux. La clé du succès pour le nouveau mandat repose sur l’inclusivité : toute tentative d’exclusion ou de marginalisation d’un acteur politique risquerait de fragiliser encore plus un pays déjà divisé.
Pendant ce temps, certains se livrent à une autre bataille, celle du pouvoir et du prestige, se persuadant d’être les architectes de chaque événement – de la guerre de Gaza à l’élection de Joseph Aoun en passant par la nomination de Nawaf Salam.
Cette illusion rappelle l’histoire d’un villageois pauvre, parti chercher fortune à l’étranger, laissant derrière lui sa famille et ses terres arides. Après de longues années sans nouvelles, il reçoit une lettre lui annonçant que ses enfants « influencent désormais les décisions ». Ému, il revient au village en plein hiver, espérant trouver une transformation miraculeuse. Mais rien n’a changé : la misère est toujours là. Curieux, il interroge un ancien du village sur cette mystérieuse influence de ses fils. Celui-ci lui fait alors observer le rituel quotidien de la famille : faute de bois, les enfants jettent dans le brasero des brindilles sèches qui s’enflamment brièvement, les forçant à reculer devant la chaleur, avant de s’approcher à nouveau lorsque les flammes faiblissent…
Le père, abasourdi, réalise alors l’absurdité du message qu’il avait reçu et quitte le village, amer et désabusé.
Aujourd’hui, l’équation politique au Liban tient en une seule lettre : l’ « A » de l’Amérique, qui trace son chemin pendant que les autres acteurs oscillent entre résignation et illusions passagères, comme ces enfants devant un feu éphémère.