La rupture est consommée entre le duo chiite et Gebran Bassil, marquant un tournant dans les négociations. Les réunions se sont intensifiées entre les deux représentants du duo chiite, et l’émissaire de Nabih Berri, Ali Hassan Khalil, avec l’envoyé saoudien l'Emir Yazid bin Farhan, tandis que les Américains se sont également invités dans le processus. Le climat a commencé à s’éclaircir lorsque le duo chiite a temporisé, évitant d’annoncer son opposition à l’élection du commandant en chef de l’armée. Dans un geste stratégique, il a demandé à ses députés de voter blanc, en anticipant que le premier tour n’aboutirait pas à l’élection de Joseph Aoun.
L’élection du général Joseph Aoun, quatorzième président de la République libanaise et cinquième commandant de l’armée à occuper cette fonction, bénéficie d’un soutien international et arabe sans précédent, ainsi que de l’aval du duo chiite, qui a su préserver son rôle clé dans le choix du président, tout en exerçant son droit de veto.
Élu au deuxième tour avec une majorité écrasante de 99 voix, Joseph Aoun met fin à une vacance présidentielle de deux ans et trois mois, une réalité devenue quasi structurelle dans la politique libanaise depuis l’accord de Taëf. En un quart de siècle, le Liban a cumulé près de sept années de vide présidentiel, réparties sur trois périodes distinctes.
Dans son discours d’investiture, le nouveau président a opté pour un ton clair et rassurant, loin des menaces ou de la surenchère verbale. S’adressant aux préoccupations occidentales, il a également évité de heurter le camp de la résistance, qu’il a cherché à apaiser, tout en réaffirmant que la lutte contre l’occupation israélienne relèverait de l’État et s’inscrirait dans le cadre d’une stratégie de défense nationale.
Le discours d’investiture du président élu s’est distingué par un réalisme marqué, une pragmatisme affirmé et une souplesse évidente. Il se caractérisait par une clarté sans ambiguïté, libérée des rhétoriques partisanes souvent rigides dans leur vision unilatérale. En somme, un discours empreint de force sans violence, et de douceur sans faiblesse.
Quant aux détails de l’élection et aux coulisses des négociations ayant conduit le duo chiite à voter en faveur du commandant en chef de l’armée, l’histoire est toute autre. Tout ce qui a été présenté au public et retransmis en direct sur les écrans de télévision était soigneusement orchestré. L’élection du commandant en chef à la présidence n’aurait jamais été possible sans le soutien du duo chiite. Ce dernier a voulu envoyer un message clair à l’opinion publique et, surtout, aux puissances internationales exerçant des pressions. Comme l’a affirmé sans détour le chef du bloc parlementaire de la Fidélité à la Résistance, Mohammad Raad : « En retardant notre vote pour le président, nous avons voulu montrer que, tout comme nous avons été les protecteurs de la souveraineté nationale, nous demeurons les garants du consensus national dans ce pays. »
Si le duo a abordé l’élection sous un angle stratégique, l’opinion publique s’est focalisée sur deux aspects majeurs. Le premier : un président de la République a finalement été élu au Liban après une vacance de plus de deux ans, une période marquée par les jours les plus sombres de l’histoire politique et sécuritaire du pays. Le second : le discours d’investiture du président nouvellement élu a résonné auprès des citoyens, touchant à leurs préoccupations et à leurs problèmes. Il a abordé chaque sujet, promettant une nouvelle ère pour la République.
Cependant, l’élément le plus marquant de ce discours pourrait se résumer à cette phrase clé : le droit exclusif de l’État à détenir les armes, ouvrant ainsi la voie à un dialogue sur une stratégie de défense nationale, mais toujours sous l’égide de l’État. Le président s’est également engagé à réformer et à garantir l’indépendance du système judiciaire. Il a rendu hommage aux martyrs, évoqué le sort des habitants du Sud, promis la reconstruction et affirmé son intention de collaborer avec les partis politiques, ainsi qu’avec le Parlement et le gouvernement.
Les coulisses de l’accord
Des heures critiques ont précédé la séance d’élection pour le duo chiite. Les négociations pour convaincre le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, d’élire le directeur général de la Sûreté générale, le général Elias Baysari, ont échoué après que ce dernier ait retiré son soutien. De son côté, Bassil n’a pas réussi à rallier le duo à la candidature de Jihad Azour.
À un moment donné, la bataille présidentielle libanaise s’est transformée en un bras de fer entre le Qatar et l’Arabie saoudite, avec le Parlement comme terrain d’affrontement. Pendant que l’émissaire saoudien menait des discussions pour garantir l’élection du président, le Qatar s’inquiétait de la possibilité que le duo et le Courant patriotique libre renoncent à leur opposition à Joseph Aoun, avant de retirer son propre soutien à Baysari. Ce dernier, le jour de l’élection, s’est lui-même estimé hors course, laissant la voie ouverte à un consensus.
Avec le retrait de Baysari, prévisible, et l’adhésion des Forces libanaises au soutien du commandant en chef de l’armée, le consensus parlementaire quasi unanime en sa faveur a poussé le duo chiite à revoir sa position. Les consultations et les négociations se sont intensifiées. Le fossé entre le duo chiite et Bassil s’est élargi, et les réunions entre les deux représentants du duo, les Khalil, ainsi que l’émissaire de Nabih Berri, Ali Hassan Khalil, et l’envoyé saoudien, se sont multipliées. Les Américains sont également intervenus. Les choses ont commencé à prendre forme lorsque le duo a décidé de temporiser, demandant à ses députés de voter blanc au premier tour, sachant qu’il ne se conclurait pas par l’élection de Joseph Aoun. Le scénario prévoyait que Berri convoque des consultations, une fois le cadre clarifié, pour garantir une contrepartie politique à ce soutien, en accord avec les Américains et les Saoudiens.
Il est alors devenu évident que le duo chiite s’est définitivement éloigné de son ancien allié, Gebran Bassil, pour opérer seul sur la scène présidentielle. Deux heures avant la séance d’élection, l’accord, ou plutôt le compromis, a été scellé entre le commandant en chef de l’armée, le duo chiite et, implicitement, l’Arabie saoudite. Cet accord portait sur la répartition des postes-clés : la présidence du Conseil des ministres, la formation du gouvernement, les nominations de première catégorie, ainsi que le rôle et les armes de la Résistance dans les années à venir.
Le Hezbollah a soigneusement calculé ses choix. Après ce qu’il a observé en Syrie et suite à ses revers dans la guerre contre Israël, il considère l’armée comme une garantie, notamment face aux menaces croissantes à la frontière libano-syrienne avec l’expansion des groupes islamistes. Le Hezbollah a besoin d’une période de répit pour remplir ses promesses de reconstruction envers son public. Par ailleurs, le Liban a un besoin urgent de se reconnecter avec le Golfe pour obtenir une aide cruciale. L’Arabie saoudite a donné des garanties, et le président élu a ouvert une nouvelle page dans ses relations avec le duo. Pendant ce temps, le Courant patriotique libre a été écarté du jeu.
Sur le plan des gains et des pertes, le duo chiite a pris ses distances définitives avec Bassil, enterrant les derniers effets de l’accord de Mar Mikhael. Les Forces libanaises ont consolidé leur position en gagnant du terrain dans l’équation. Enfin, le duo a cédé à la volonté internationale et arabe, quelles qu’aient été ses justifications.
L’essentiel, c’est que le pays a enfin pu respirer. Joseph Aoun gouvernera pour un mandat de six ans, avec le soutien de l’Arabie saoudite et des autres membres du Quintet. Pour lui, Israël se retirera du Sud après la période de soixante jours, et les États du Golfe contribueront à la reconstruction. En résumé, cette élection a réduit l’influence de l’Iran au profit du retour de l’Arabie saoudite. Et cela n’est pas un mal. Ce qui importe, c’est qu’en dehors des calculs étroits du Parlement, beaucoup applaudissaient, porteurs d’espoir pour le lendemain, tel que tracé par le général-président dans son discours d’investiture, véritable feuille de route pour «ma promesse est la vôtre, et ensemble nous tracerons l’avenir».