La visite de Walid Joumblatt en Syrie le dimanche 22 décembre 2024 représente un tournant significatif dans les relations libano-syriennes. C'est la première fois depuis plus de 13 ans que le leader druze éminent engage un dialogue avec la direction syrienne. Cette visite a coïncidé avec d’importantes activités diplomatiques dans la région, notamment les visites du ministre des Affaires étrangères turc Hakan Fidan et de deux délégations diplomatiques saoudienne et qatarie à Damas.

Contexte de la visite de Joumblatt

Walid Joumblatt, figure clé de la scène politique libanaise et chef du Parti socialiste progressiste (PSP), a toujours entretenu une relation complexe avec la Syrie. Il a succédé à son père, Kamal Joumblatt, en mars 1976, sachant que l'ordre de son assassinat venait de Damas et qu'il avait été exécuté par une faction palestinienne sous les ordres syriens. Joumblatt était également conscient que la Syrie, par le biais de son armée, contrôlait le Liban et pouvait créer de l’instabilité ou diviser la communauté druze syrienne.

Cette visite s’est déroulée deux semaines après la fuite de Bachar al-Assad en Russie, à la suite d’une offensive réussie de Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) le 8 décembre 2024. La délégation de Joumblatt comprenait des personnalités druzes notables du Liban et de Syrie, ainsi que des membres éminents du PSP, dans le but de rassurer les Druzes syriens sur leur statut sous la nouvelle administration.

Lors de sa rencontre avec le nouveau dirigeant syrien, Ahmed al-Sharaa, Joumblatt a exprimé son espoir d’améliorer les relations entre le Liban et la Syrie. Il a souligné l’importance d’établir des liens diplomatiques et de résoudre les griefs historiques, y compris la responsabilité des crimes commis contre les citoyens libanais sous le régime d’al-Assad. Al-Sharaa a répondu positivement, s’engageant à respecter la souveraineté du Liban et à maintenir une neutralité vis-à-vis de toutes les factions libanaises.

Ahmed al-Sharaa, auparavant connu sous le nom de guerre Abu-Mohammed al-Julani, a émergé comme une figure majeure après l’effondrement du régime d’al-Assad. Il a promis de protéger les droits des minorités en Syrie et de favoriser une gouvernance inclusive, éloignée du sectarisme. Les assurances d’al-Sharaa concernant la protection des droits des Syriens de toutes origines sont cruciales pour maintenir la stabilité dans un pays diversifié. Son engagement à respecter la souveraineté du Liban marque une volonté de réinitialiser les relations et de s’éloigner de la domination historique que la Syrie exerçait sur le Liban.

Chronologie et contexte géopolitique

Le timing de la visite de Joumblatt est significatif, coïncidant avec des engagements diplomatiques de haut niveau de la Turquie, de l'Arabie saoudite et du Qatar. La présence du ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, à Damas souligne l'intérêt d'Ankara pour façonner la nouvelle ère syrienne tout en maintenant son influence sur le HTS et en surveillant les activités kurdes. L'implication de la Turquie dans le soutien à diverses factions syriennes depuis le début de la guerre civile reflète son rôle stratégique dans la région.

La décision de l'Arabie saoudite d'envoyer une délégation à Damas traduit une volonté de rétablir des liens avec la Syrie après des années de soutien aux forces d'opposition. Cela reflète une stratégie régionale plus large visant à stabiliser la Syrie et à recalibrer les relations à travers le Moyen-Orient.

La convergence de ces visites suggère que les puissances régionales réévaluent leurs stratégies à la lumière de l'évolution du paysage politique en Syrie. Pour le Liban, cela représente une opportunité d’engager un dialogue constructif avec ses voisins et de résoudre des questions persistantes liées à la souveraineté et à la sécurité.

Implications pour la politique libanaise

La visite de Joumblatt pourrait avoir des implications importantes pour la politique libanaise, notamment en encourageant d’autres dirigeants politiques à reconsidérer leurs positions à l’égard de Damas. En tant que leader druze influent, son initiative pourrait inspirer le dialogue et combler les divisions au Liban. La communauté druze, souvent prise entre des allégeances concurrentes au Liban et en Syrie, pourrait bénéficier de l’accent mis par Joumblatt sur la coopération.

La proposition de Joumblatt d’un mémorandum d’entente visant à harmoniser les relations libano-syriennes reflète une approche proactive de la diplomatie. En abordant des questions telles que la démarcation des frontières et le sort des détenus libanais dans les prisons syriennes, il cherche à poser les bases d’une collaboration future. Cependant, sa visite met en lumière les déséquilibres politiques au Liban, alors que le gouvernement n’a pas encore planifié d’engagement officiel avec la Syrie, comme une visite du ministre des Affaires étrangères.

Dans ce contexte, Joumblatt semble avoir pris conscience des dangers de la bipolarisation émergente en Syrie, entre la Turquie, déterminée à maintenir son influence sur le HTS et à contrer les ambitions kurdes, et Israël, qui cherche à établir des alliances avec les Druzes syriens et les Kurdes.

L’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett a écrit dans un article pour The Washington Post que « les frontières et arrangements coloniaux qui ont défini la région au cours du siècle dernier s’effondrent ; personne ne sait à quoi ressemblera la carte quand tout cela se stabilisera. Plutôt que d’adhérer à des identités nationales imposées, le nouvel ordre régional sera probablement organique, défini par des lignes ethniques, religieuses, tribales et sectaires. »

Défis à venir

Malgré l’optimisme suscité par la visite de Joumblatt, des défis significatifs demeurent. L’héritage de l’intervention syrienne au Liban continue de jeter une ombre sur les relations bilatérales. De nombreux Libanais restent profondément méfiants à l’égard des intentions syriennes, ce qui nécessite une navigation prudente de cet terrain sensible.

Les commentaires de Joumblatt concernant les Fermes de Chebaa – un territoire revendiqué à la fois par le Liban et la Syrie – ont suscité la controverse parmi les résidents locaux affirmant son identité libanaise. Cela met en évidence la complexité d’aborder les différends territoriaux tout en cherchant à améliorer les relations.

Bien qu’al-Sharaa ait promis de ne pas interférer négativement dans les affaires internes du Liban, le scepticisme demeure quant à la capacité de cet engagement à perdurer dans un contexte de tensions régionales et d’influences externes.