MON GRAIN DE SEL. Le nouvel album d’Astérix nous renvoie l'image d'une société anesthésiée par la mièvrerie et les ravages de la pensée positive.
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Au nombre des plaisirs de l’automne : la sortie – les années impaires – d’un nouveau millésime d’Astérix. Je m’efforce chaque fois de retrouver l’excitation de mon enfance quand, muni de pièces de monnaie, j’allais acheter le dernier titre chez le marchand de journaux… Comme alors, j’ouvre l’album par la dernière page – histoire de m’assurer que tout finira par un festin de sangliers – ; puis je survole les planches, pour en capter la couleur, en humer l’atmosphère, avant d’attaquer, dans le calme, une lecture à la fois bienveillante et craintive. Le miracle se produira-t-il encore ? Le titre va-t-il renouer avec les chefs-d’œuvre d’avant-hier, ou bien retomber dans des ornières plus récentes ?
La mort de René Goscinny, en 1977, après vingt-quatre aventures fondatrices, puis le retrait d’Albert Uderzo, en 2013, après quelques autres, plus inégales, ont fait naître, chez les adeptes de mon acabit, des craintes parfois justifiées. Au-delà du burlesque, des jeux de mots faciles ou difficiles et d’une truculente joie de vivre, le regard porté sur l’époque se doit en effet de maintenir un certain biais, comme un léger déport qui pourrait se calculer en degrés infimes…
Au soulagement général, les successeurs désignés, Jean-Yves Ferri, scénariste, et Didier Conrad, dessinateur, avaient su montrer, dès leur premier opus – Astérix chez les Pictes – qu’ils maîtrisaient leur affaire. Le premier, cette année, est remplacé par le romancier Fabcaro – et de nouveau tout le monde aura retenu son souffle. Défirelevé : l’Iris blanc est un bon album, un peu bavard, sans doute, un tantinet fourmillant, peut-être, mais bien fidèle à l’esprit de Goscinny.
Ce n’est pas un détail : les fidèles du « petit guerrier à l’esprit malin » et de son ami, « livreur de menhirs de son état », se comptent par millions, dans le monde entier ; avec le Tour de France et la tour Eiffel, ces héros de papier incarnent partout la France, plus et mieux que bien des gloires instituées. Avec un privilège d’intemporalité.
L’album dénonce, c’est l’euphémisation d’une époque qui n’ose plus appeler un chat, un chat
Car personne n’est plus dupe de cette annonce : « Nous sommes en 50 avant Jésus-Christ » … Les défauts et qualités de nos Gaulois, nés en 1959, reflètent bien plus ceux de la France gaullienne que ceux des Celtes décrits par César et Strabon. Demeurent-ils, en 2023, représentatifs des Français d’aujourd’hui ? Sur le fond, oui, pour l’essentiel – et d’autant plus que l’intention reste de pointer, plus ou moins explicitement, des travers très actuels. Le Domaine des dieux épinglait en son temps la promotion immobilière, Obélix et Compagnie, les délires de la technocratie…
Cette fois, ce sont en apparence les méthodes de développement personnel qui se retrouvent dans le collimateur d’ Astérix. En apparence seulement ; car plus au fond, ce que dénonce l’album avec une vacherie jubilatoire, c’est l’euphémisation d’une époque qui n’ose plus appeler un chat, un chat. Toujours en quête d’armes imparables, César envoie en Gaule le médecin Vicévertus – antithèse du Détritus de la Zizanie -, adepte de la pensée positive, agent dissolvant des ardeurs les plus martiales…
Or, au tamis de ses préceptes lénifiants, les plus belles volontés fléchiront.
Selon la formule éprouvée d’Astérix , l’expérience est menée dans la boîte de Petri du village d’irréductibles ; avec des effets cocasses, certes, mais qui nous font grincer des dents, tant la mièvrerie qui s’installe nous renvoie l’image d’un monde émollient, édulcoré : le nôtre ? Quelle joie de constater l’indifférence à ces faussetés d’Astérix et Obélix. « Sachez , dit un légionnaire à l’approche de ce dernier, que notre pire ennemi, c’est nous et non vous. » Et dans la case suivante, le même, tout estourbi : « Bon, d’accord, c’est un peu vous aussi… » Panoramix, bon druide, clôt l’épisode par une mise en garde ; mais qui l’écoutera ? Qui voudra bien se détourner du gentillet pour continuer de résister, encore et toujours ?