L’avenir de la Syrie reste largement incertain en raison de ses profondes divisions internes et des agendas concurrents des puissances étrangères influentes. La chute du régime du président Bachar al-Assad et la montée en puissance de Hay’at Tahrir al-Cham en tant que force dominante n’ont pas mis fin à l’instabilité du pays. Au contraire, le conflit a été redéfini selon de nouvelles lignes, alimenté et financé par des acteurs extérieurs.


Le retour du plan Yinon

Parmi les principaux acteurs façonnant l’avenir de la Syrie, la stratégie israélienne se distingue par sa puissance et son caractère explicite. Cette stratégie ne vise pas à garantir la sécurité d’Israël, comme elle le prétend – une sécurité déjà assurée par les États-Unis, la puissance mondiale dominante. Il s’agit plutôt d’un effort délibéré pour fragmenter la région, permettant ainsi de piller ses ressources et d’assujettir ses États.

Les événements du 7 octobre 2023 et le basculement d’Israël vers un consensus politique de droite unifiée ont ravivé et renforcé le « plan Yinon », une doctrine prônant l’affaiblissement et le démembrement des États arabes afin de concrétiser l’expansion territoriale israélienne. Israël ne considère plus la fragmentation des pays voisins comme une simple stratégie sécuritaire à long terme, mais comme une nécessité immédiate. Cette approche répond à un double objectif : contrer les menaces régionales tout en consolidant et en élargissant son économie.

Accélérant ses frappes militaires contre le Liban et la Syrie, Israël pose ainsi les bases de la prochaine phase de son plan stratégique. Depuis des décennies, il œuvre à l’affaiblissement et à la division de ses voisins, en particulier la Syrie, pour empêcher l’émergence d’un adversaire fort et unifié. Cette doctrine, profondément ancrée dans le plan Yinon, a émergé dans les années 1980 comme une contre-proposition au principe de « la terre contre la paix », mis en œuvre dans le cadre des accords de Camp David. Plutôt que de céder des territoires en échange de la paix, Israël a adopté une nouvelle approche : « la guerre et la fragmentation pour la paix ».

Ce qui commence au Liban ne s’arrête pas là

En Syrie, cette stratégie se manifeste par des frappes aériennes israéliennes répétées visant des positions iraniennes, des infrastructures gouvernementales et des cibles du Hezbollah. L’objectif n’est pas seulement de contenir l’influence iranienne, mais de maintenir la Syrie dans un état de faiblesse et de division, l’empêchant ainsi de redevenir une menace géopolitique.

Cette fragmentation débordera inévitablement sur le Liban, déjà miné par les tensions confessionnelles et la corruption politique. Les violations militaires répétées d’Israël et sa volonté déclarée de conserver des positions stratégiques dans le sud du pays – en y maintenant une vaste zone tampon inhabitée – suggèrent que son projet ne se limite pas à la Syrie. En attisant les divisions internes du Liban, Israël cherche à perpétuer l’instabilité et à pousser les différentes factions confessionnelles à un affrontement permanent.

Mais le Liban n’est qu’un point de départ. Cette stratégie de désintégration programmée vise l’ensemble du monde arabe, ciblant des pays allant de l’Égypte et la Syrie au Liban et à la Jordanie, avec pour finalité ultime l’Iran. Le but ? Réaliser le vieux rêve israélien de l’établissement du « Grand Israël ».

Une fracture grandissante entre l’Arabie saoudite et Israël

En conséquence, les stratégies régionales de l’Arabie saoudite et d’Israël commencent à diverger. Sous la direction du prince héritier Mohammed ben Salmane, Riyad cherche à stabiliser la région. De son point de vue, la politique israélienne de fragmentation est contre-productive, car elle alimente les mouvements jihadistes et islamistes révolutionnaires – des forces qui entravent la reconstruction d’un ordre politique et économique durable et équitable.

Le mécontentement grandissant de l’Arabie saoudite vis-à-vis des politiques israéliennes se manifeste par un refroidissement des relations diplomatiques et une réévaluation des accords d’Abraham. Autrefois perçus comme une avancée stratégique, ces accords ne semblent plus correspondre aux intérêts saoudiens, surtout après que Riyad a réussi à réduire significativement l’influence iranienne.

Ce changement révèle un débat géopolitique plus large. L’Arabie saoudite et l’Iran pourraient se retrouver alliés – au moins politiquement – contre Israël, et potentiellement contre la Turquie. Riyad et Téhéran comprennent que la politique israélienne de fragmentation constitue une menace existentielle pour leur stabilité. L’Iran craint un démembrement basé sur ses lignes ethniques et religieuses, tandis que l’Arabie saoudite sait que l’effondrement de la Syrie et du Liban pourrait déclencher un effet domino menaçant la stabilité du Golfe.

Un effet domino incontrôlable

La Turquie, qui avait initialement misé sur un projet régional aligné sur une version modérée des Frères musulmans, revoit également sa stratégie. Si ce projet échoue, Ankara pourrait se tourner vers une autre approche : étendre sa zone tampon en s’appropriant des territoires du nord de la Syrie, en particulier les régions à majorité kurde.

Quant au Liban, il apparaît, dans le contexte du chaos syrien, comme le maillon le plus vulnérable de la région. Son effondrement économique, ses divisions confessionnelles et la faiblesse de ses institutions en font un terrain idéal pour la stratégie israélienne de division et de conquête.

Toutefois, l’échec du Liban ne sera pas un simple accident isolé. Il marquera un tournant géopolitique majeur. Consciente des enjeux, l’Arabie saoudite pourrait agir rapidement, non seulement sur le plan économique mais aussi politique, pour éviter un effondrement total du pays.

Si la chute de la Syrie représentait déjà un problème de taille, l’effondrement simultané de la Syrie et du Liban rendrait l’effet domino quasi impossible à arrêter, menant à une confrontation géopolitique d’une ampleur inédite.

L’issue de cette lutte déterminera le cours du Moyen-Orient pour les décennies à venir. Si le projet de fragmentation israélien l’emporte sur la vision saoudienne d’un ordre régional stable et équitable, la Syrie et le Liban resteront des champs de bataille ouverts, servant de terrains d’affrontement aux puissances étrangères. Leurs sociétés sombreront plus profondément dans le sectarisme, l’effondrement économique et le chaos politique. Cette instabilité ne se limitera pas à leurs frontières : elle s’étendra à l’Irak, à la Jordanie et au Golfe, précipitant toute la région dans une trajectoire irréversible de désintégration.

Israël parviendra-t-il à concrétiser son ambition de créer un « Grand Israël » ?

Ancien ministre