Jean-Luc Demarty (*) est l’ancien Directeur Général du Commerce Extérieur de la Commission Européenne. Il analyse la guerre commerciale qui sévit.
Avec la volte-face de Trump qui remet à 90 jours d’éventuels droits de douane massifs, à-t’il perdu son bras de fer avec les marchés financiers et le risque inflationniste ?
Il ne faut pas exagérer la volte-face de Trump. Il garde les 25% de droits de douane au titre de la sécurité nationale sur cinq secteurs dont l’acier, l’aluminium, les voitures et les pièces détachées. Pour les autres produits il n’applique plus que les 10% de base sans le supplément fixé par pays, sauf pour la Chine. Cela fait tout de même plus de 50 milliards€ de droits additionnels illégaux en droit international pour les exportations européennes. S’il est certain que Trump a reculé devant la chute de la bourse et les premières récriminations dans son camp, rien n’est réglé sur le fond. L’euphorie de la bourse au lendemain du recul de Trump est excessive. A vu de nez le risque inflationniste n’est réduit que de 20 à 30%.
La Commission Européenne a été bien inspirée de différer les 22 milliards€ de rétorsion au titre de l’acier votés le 9 avril de façon à voir venir l’évolution de la situation et des foucades de Trump, à la condition de bien se préparer pour la suite et non de se coucher.
Deux tendances s’affrontent dans ce combat commercial autour de Trump, « les Faucons des droits de douane » ( Peter Navarro, son conseiller commerce) et «les Colombes de la négociation » ( Stephan Miran et Scott Bessent, Secrétaire d’Etat au Trésor) … Les Colombes ont-elles gagné ?
Plutôt que des divergences au sein de l’entourage de Trump, il faut plutôt évoquer des nuances. Peter Navarro est un obsédé des droits de douane encore pire que Trump, plutôt bas de plafond, qui a eu le dessus dans le paquet dément décidé par Trump le 2 avril. Ils pensent tous les deux que les droits de douane vont réindustrialiser les Etats-Unis et rééquilibrer le déficit commercial, ce qui n’a aucune chance de se produire. Stephan Miran et Scott Bessent, beaucoup plus sophistiqués, veulent utiliser les droits de douane par incrémentation progressive pour réformer le système commercial et financier international à l’avantage des Etats-Unis, tout en évitant des chocs trop brutaux. A mon avis il ne s’agit pas d’une victoire pour ces derniers mais d’un armistice temporaire, surtout que la guerre commerciale est totale avec la Chine. A mon avis le risque de sortie de route reste entier vu le mélange d’obsession tarifaire, de comportement prédateur et d’inculture économique de Trump.
Les mouvements hallucinants des bourses mondiales peuvent-elles cacher des délits d’initiés ?
Il est très probable que la partie de l’entourage très proche de Trump et de ses ministres à l’éthique douteuse, à l’image de Trump lui-même, préalablement informés de ses revirements, aura eu du mal à résister à l’appât du gain offert par les récentes énormes fluctuations boursières. Toutefois il convient de rappeler que la législation américaine est d’une extrême sévérité en cas de délits d’initiés. Mais y-a-t-il encore assez de fonctionnaires non terrorisés pour faire respecter la loi ?
Si dans trois mois Trump remet en place des droits de douane prohibitifs, l’Europe pourrait -t-elle utiliser son «règlement anti-coercition », présenté par les technocrates bruxellois comme « l’arme fatale » ?
Les économistes libéraux classiques affirment qu’il est préférable de ne pas répliquer parce que les droits de douane sont mauvais pour tout le monde et le seront d’abord pour les Etats-Unis. C’est économiquement plus ou moins exact mais politiquement profondément erroné. Tout d’abord la seule manière de faire reculer définitivement Trump c’est d’appliquer des rétorsions ciblées qui maximisent les dommages économiques et politiques aux Etats-Unis, tout en les minimisant pour les industries européennes. Par ailleurs ne pas répondre au comportement quasi mafieux de Trump, c’est l’encourager à aller encore plus loin.
Trump a signé un «armistice » , mais pas la «paix » commerciale ! Cette grande instabilité peut-elle dégénérer en «récession généralisée » ?
Une récession généralisée est possible si, comme dans les années 1930, chaque pays applique la même politique de réciprocité tarifaire que les Etats-Unis à l’égard du reste du monde, en violation totale des règles de l’OMC et de son principe fondamental de la nation la plus favorisée qui suppose l’application du même droit de douane à tout le monde, hors accords préférentiels de libre-échange. Même si d’ores et déjà les Etats-Unis dépassent le tarif Smoot Hawley de 1930 qui a aggravé la crise, il est probable que chaque pays important se contentera au plus de rétorsions bilatérales applicables aux seuls Etats-Unis et ce sera même probablement beaucoup moins à l’exception de la Chine et, je l’espère, de l’UE. Le Financial Times a publié le 3 avril une modélisation très complète par un universitaire britannique des effets de ce scénario. Cela conduit à une baisse de 2,5% du revenu par tête aux Etats-Unis, à un supplément de 5,5% d’inflation et à aucune correction du déficit commercial. Pour la France et l’Allemagne c’est respectivement 8 et 4 fois moins sans inflation. C’est important mais pas une dépression mondiale profonde, du fait de la part limitée des Etats-Unis dans le commerce mondial (13%).
Le nouvel ordre commercial mondial a effacé, comme une signature sur un décret trumpien, l’OMC, la Banque mondiale et le FMI...
Est-ce la fin de la « mondialisation internationale » et le début du «libéralisme planétaire » ou les États n’ont que des intérêts ?
Ceux qui pensent que c’est un mauvais moment à passer et que tout redeviendra comme avant se trompent lourdement. C’est un changement fondamental. Il faudra essayer de bâtir un nouvel ordre international avec ou sans les Etats-Unis. L’OMC est très affaiblie, mais, contrairement à ce que les médias répètent, le règlement des différends fonctionne encore avec la mise en place en 2019 à l’initiative de l’UE d’un organe d’appel alternatif qui comprend les principaux membres de l’OMC dont la Chine, à l’exception des Etats-Unis et de l’Inde. Il n’y a aucun espoir de négocier quoi que ce soit avec l’administration Trump. Si le Trumpisme n’est qu’un intermède, ce qui est loin d’être assuré, il faudra essayer de négocier une réforme fondamentale de l’OMC avec les Etats-Unis. Dans le cas contraire, il faudra tenter de bâtir une nouvelle OMC sans les Etats-Unis. Dans les deux cas, il faudra mieux encadrer le capitalisme d’état chinois et ses subventions massives. C’est également loin d’être gagné d’avance.
Propos recueillis par ERE
(*) Ancien Directeur Général Adjoint (2000-2005), puis Directeur Général de l'Agriculture de la Commission Européenne (2005-2010). Jean-Luc Demarty fut également le conseiller de Jacques Delors à Paris (1981-1984) et à Bruxelles (1988-1995).