Au cœur de la crise politique actuelle, l’obstacle le plus redoutable devant la formation du premier gouvernement du nouveau mandat réside dans un profond décalage entre la dynamique des grandes transformations au Moyen-Orient et l’inertie du modèle traditionnel de gouvernance libanais. Les blocages politiques et confessionnels affichés ne sont que le reflet de cette rupture fondamentale.
Politiques, analystes et observateurs s’accordent à dire que le Liban est porté dans un Momentum régional et international, conjugué à une volonté intérieure de changement, donnant naissance à une nouvelle gouvernance incarnée par le président Joseph Aoun et le Premier ministre désigné Nawaf Salam. Cependant, cette dynamique se heurte à la résistance du système enraciné, ramenant le processus aux schémas habituels des quotas confessionnels et des rivalités pour le pouvoir.
Pour comprendre cette paralysie structurelle, il faut différencier les deux figures du pouvoir. Le président Aoun semble fermement attaché aux principes énoncés dans son discours d’investiture, notamment l’alternance au sein du gouvernement et le monopole des armes par l’État. En revanche, le Premier ministre désigné adopte une approche plus souple sur ces questions, suscitant critiques et révoltes au sein même de son camp, des opposants aux réformistes et indépendants.
Ces contestations internes ne reposent pas tant sur la répartition des portefeuilles que sur l’incohérence des critères appliqués. En acceptant les conditions imposées par le "duo chiite" – Hezbollah et Amal –, tout en se montrant inflexible envers d’autres forces politiques et confessionnelles, Salam a déclenché une vague de mécontentement, notamment au sein des communautés sunnite et chrétienne. Cette frustration dépasse les rancœurs habituelles liées à la formation des gouvernements et met en lumière une crise de confiance plus profonde.
L’erreur initiale du Premier ministre désigné a été de rompre le principe d’alternance en laissant le ministère des Finances sous le contrôle du duo Hezbollah-Amal, tout en échouant à imposer des changements dans certaines nominations clés. Même son accord avec ce même duo sur le choix d’un cinquième ministre n’a pas suffi à rétablir l’équilibre.
Le choix de Yassine Jaber comme ministre des Finances n’a peut-être pas provoqué d’opposition frontale, mais il a mis à mal les critères que Salam avait lui-même défendus. De plus, un rapport médical issu de l’hôpital de l’Université Américaine de Beyrouth a soulevé des inquiétudes quant à son état de santé et sa capacité à gérer un portefeuille aussi crucial pour la relance économique et financière du pays. Ce ministère risque ainsi de rester sous l’influence directe de ses parrains politiques et de leurs réseaux au sein de l’administration.
Le véritable enjeu pour le duo Hezbollah-Amal, et en particulier pour Nabih Berri, sera désormais de rendre des comptes, non seulement aux acteurs politiques locaux, mais surtout aux donateurs et institutions financières internationales qui conditionnent leur soutien à des réformes structurelles. L’époque où ils pouvaient contrôler seuls les finances publiques semble révolue, alors que le Liban et l’ensemble du Moyen-Orient évoluent sous une surveillance accrue des États-Unis, des institutions financières internationales et des conférences de soutien. Par ailleurs, la capacité de l’axe iranien à maintenir son influence au Liban s’estompe progressivement..
Face à la supervision américaine et européenne, symbolisée par la mission actuelle des envoyés de Donald Trump, Morgan Ortagus et Eric Trager, à Beyrouth pour discuter du Sud et du gouvernement, il devient difficile d’ignorer la nouvelle réalité géopolitique.
Si Nawaf Salam échoue à former un gouvernement en phase avec les mutations régionales, s’il ne prend pas en compte les nouveaux équilibres politiques et militaires, s’il ne rompt pas avec l’héritage des gouvernements corrompus et ne répond pas aux attentes du peuple, il en paiera le prix politique. Cet échec pèsera aussi sur le mandat présidentiel et prolongera l’attente des Libanais, en quête d’un véritable changement.
Il est donc impératif d’ajuster le cap de la formation du gouvernement en veillant à une répartition équitable des responsabilités, selon le principe de "justice en la demeure" et non d’exclusion par le confessionnalisme.
L’heure est historique : les dirigeants libanais, les forces politiques et l’opinion publique doivent saisir l’opportunité d’intégrer le Liban à la dynamique régionale tournée vers la stabilité, la prospérité et, inévitablement, la paix, alors que les derniers foyers de conflit s’éteignent.