Le président Recep Tayyip Erdogan a triomphé d'un seul coup contre trois redoutables adversaires : une alliance électorale unifiée, les séquelles d'un séisme dévastateur et une crise économique majeure. Il a démontré une force bien supérieure à celle que l'opposition lui attribuait. Son entrée dans les annales de l'histoire turque est fracassante, devenant ainsi le détenteur du record de longévité au pouvoir dans le pays.
Les éléments intrinsèques de sa puissance ne suffisaient pas, à eux seuls, à remporter une victoire aussi écrasante. Son rival, Kemal Kilicdaroglu, lui a apporté ce qui lui manquait pour triompher. La gestion de l'opposition dans le cadre des alliances électorales a entrainé une performance médiocre, particulièrement lors du premier tour. Son candidat a abordé la politique comme une science mathématique, en collectant des chiffres, mais il n'a pas réussi à trouver l'équation ni à rassembler les chiffres nécessaires pour la victoire. Son abandon des principes l'a éloigné des conservateurs et lui a coûté de nombreux votes. Le fait que son alliance n'ait pas remporté la majorité parlementaire a incité les Turcs à privilégier la stabilité politique au détriment de l'économie lors du second tour. Ils aspirent à un pouvoir politique stable capable de traiter leurs priorités urgentes, en tête desquelles figure l'économie. Même si selon eux, Kemal Kilicdaroglu serait le mieux placé pour gérer l'économie, sa défaite au Parlement l'a rendu apparemment incapable de créer une stabilité politique. Les médias occidentaux ont involontairement offert un autre avantage à Erdogan, car les campagnes menées contre lui ont suscité une réaction contraire en Turquie, certains y voyant une ingérence dans les affaires intérieures de leur pays et une atteinte à sa souveraineté nationale, une ligne rouge à ne pas franchir.
Les élections sont désormais terminées, mais les lourdes responsabilités qui attendent le vainqueur commencent à se manifester. La Turquie émerge de ce scrutin profondément divisé en deux camps presque égaux, ce qui impose au président la tâche ardue de réduire cette fracture et de rassembler une société fragmentée. Une mission d'une complexité extrême, qui mettrait à l'épreuve même les démocraties les plus robustes. Comment, dès lors, mener à bien cette entreprise dans un pays déchiré par les conflits identitaires, situé au cœur d'une région où se concentrent les crises complexes ?
En cette occasion marquant le centenaire de la fondation de la République turque d'Atatürk et de son caractère laïque, Recep Tayyip Erdogan renouvelle sa volonté de consolider une nouvelle république, empreinte d'une vision idéalisée d'une Turquie islamique à la manière ottomane, ou tout au mieux, de parvenir à un équilibre entre l'héritage islamique ottoman et l'héritage laïque d'Atatürk, avec une inclination pour renforcer les attaches nationales et religieuses. Alors que près de la moitié des Turcs ont porté leur vote sur Kemal Kılıçdaroğlu, le chef du Parti républicain du peuple, fidèle aux idéaux laïques d'Atatürk, dans l'espoir de se débarrasser d'Erdogan et de son approche, cela laisse supposer que le président réélu, ainsi que son parti, aspirent à marquer de leur empreinte un nouveau siècle. Ils devront prendre des décisions cruciales quant à savoir si cette profonde division dans les votes nécessite une plus grande “religion” ou une plus grande “laïcité” dans le système de gouvernance, ou bien une combinaison équilibrée des deux.
La question kurde s'est imposée au premier plan lors des élections et demeure le défi majeur pour tout dirigeant en Turquie. L'incapacité à résoudre cette problématique suscite des inquiétudes quant à l'existence et à la sécurité du pays, tout en remettant en question sa démocratie. Si la démocratie échoue à trouver une solution interne à cette question et si les campagnes militaires ne parviennent pas à la résoudre de manière sanglante, elle restera un sujet préoccupant à l'intérieur du pays et un facteur de pression dans les conflits régionaux. Cette problématique est étroitement liée à la question syrienne et à la crise des réfugiés syriens, qui ont été des points forts des campagnes électorales en Turquie. Pour Erdogan, ces deux problèmes constituent une préoccupation : a-t-il la capacité politique, populaire et matérielle de lancer une campagne militaire dans le nord-est de la Syrie sous le slogan de résoudre la question kurde par la force ? Est-il capable de faire face aux conséquences du transfert des réfugiés syriens vers les zones contrôlées par l'armée turque dans le nord-ouest de la Syrie et de renforcer son occupation là-bas afin de créer ce qu'il appelait une “zone sécurisée” ? Quelle solution protégerait la Turquie d'une nouvelle crise interne sans entraîner de problèmes supplémentaires avec la Syrie, la Russie et bien sûr les États-Unis ?
Malgré son évasion des pièges économiques, le nouveau mandat d'Erdogan reste prisonnier de cette crise. La crainte d'une instabilité économique accrue, avec une inflation en hausse, une valeur de la livre turque au plus bas et des tensions sur les marchés obligataires turcs et les dettes bancaires, persiste. Cette inquiétude est alimentée par l'insistance des conseillers économiques technocrates à ne pas augmenter les taux d'intérêt pour soutenir la croissance économique. Le président turc est confronté à de nombreux défis dans ce domaine, notamment la faiblesse des réserves de change, le chaos dans l'industrie bancaire résultant de la superposition de réglementations mises en œuvre par les experts technocrates, ainsi que la reconstruction des villes touchées par les séismes.
En ce qui concerne la politique étrangère, la victoire d’Erdogan signifie la poursuite des politiques actuelles, avec tous leurs défauts et leurs excès. Cela pourrait même renforcer son intransigeance et son chantage, étant donné qu'il n'est plus contraint de faire des concessions dictées par les impératifs électoraux. Cependant, tous les regards se tournent vers les États-Unis, où le président Joe Biden a promis de se débarrasser d'Erdogan en raison de ses liens étroits avec la Russie et son président, ainsi que de sa neutralité inacceptable dans le conflit russo-ukrainien, qui n'est pas acceptée en Occident.