La Syrie traverse une période de transition incertaine, entre une phase révolue et une autre qui tarde à émerger, nécessitant encore du temps avant de voir le jour. C’est précisément là que réside la complexité, voire le danger, alors que de nouveaux rapports de force se dessinent et que la géographie impose sa dictature.
La chute d’Assad, épilogue d’un ordre régional
La chute du régime syrien a marqué la fin d’une alliance régionale qui s’est étendue sur plus de 40 ans. Durant cette période, la Syrie s’est imposée comme un allié indéfectible de l’Union soviétique pendant la guerre froide, avant de devenir le partenaire politique et idéologique privilégié du régime iranien après sa révolution.
Cette alliance a perduré malgré l’effondrement du bloc socialiste et l’avènement des États-Unis comme unique superpuissance mondiale. Washington a, à plusieurs reprises, fermé les yeux sur cette relation, qui n’a pourtant pas été exempte de tensions, en raison de l’entrecroisement des intérêts américains et syriens.
Ce fut notamment le cas lorsque l’ancien président syrien, Hafez el-Assad, offrit une couverture « arabe » à la libération du Koweït lors de l'opération “Tempête du désert” en 1991, après l’invasion irakienne de l’année précédente. Damas participa ensuite aux négociations de paix de Madrid en 1991, un tournant stratégique qui signifiait une reconnaissance indirecte d’Israël et permit, deux ans plus tard, la signature des Accords d’Oslo par les Palestiniens.
Grâce à ce rôle diplomatique, la Syrie s’imposa dès la fin des années 1980 comme une puissance régionale, étendant son influence sur le Liban et devenant un acteur incontournable pour contenir le Hezbollah, notamment lors des guerres de 1993 et 1996.
Toutefois, après les attentats du 11 septembre 2001 et la décision américaine de pourchasser le terrorisme à l’échelle mondiale, le fragile équilibre entre Washington et Damas vola en éclats. Avec l’invasion de l’Afghanistan et la chute du régime taliban, la guerre en Irak en 2003 marqua une rupture définitive. Bachar el-Assad refusa alors de céder aux exigences du secrétaire d’État américain Colin Powell, qui lui demandait de cesser tout soutien aux factions hostiles à Israël et aux États-Unis.
Face à cette intransigeance, le président américain George W. Bush choisit de s’attaquer au régime syrien via la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies, visant à forcer Damas à quitter le Liban. Ce retrait marqua le début de la fin : la perte d’influence régionale fut le premier maillon d’un effondrement annoncé, dont les prémices se firent sentir dès 2011.
Privé d’une base populaire solide, le régime syrien ne parvint à survivre au soulèvement armé que grâce à l’intervention extérieure de l’Iran, du Hezbollah et de la Russie. L’effondrement rapide du pouvoir, le 8 décembre dernier, après l’acceptation par le Hezbollah d’un cessez-le-feu au Liban, en fut une conséquence directe.
Les Frères musulmans, point de convergence des nouveaux acteurs
L’effondrement du régime syrien a bénéficié à la Turquie, principal soutien de l’opposition. Consciente du changement de la donne, l’Iran s’est empressé de renouer des liens avec Recep Tayyip Erdoğan, dont l’idéologie « frériste-Ikhouane » est en adéquation avec ses intérêts stratégiques.
Historiquement, l’Iran entretient des relations solides avec les Frères musulmans, tandis qu’Erdoğan contrôle désormais les leviers du pouvoir en Syrie. Avec un soutien temporaire de Washington, la Turquie a pris le relais de l’Iran et de la Russie, tout en garantissant les intérêts des États-Unis et de leurs alliés, y compris Israël.
Dans cette logique, Ankara s’attelle à restructurer l’armée syrienne et les forces de sécurité, en éliminant les cadres de l’ancien régime et en instaurant une loyauté durable envers la Turquie. Son influence s’étend désormais du nord syrien (Idleb, Alep, Hama) jusqu’au littoral et aux zones sunnites de l’intérieur, telles que Homs, avec l’objectif d’y établir des bases militaires permanentes.
Cet accord pragmatique entre Ankara et Téhéran a renforcé l’expansion turque, ajoutant la Syrie à son aire d’influence, qui comprend déjà le nord de l’Irak, le nord de Chypre, l’ouest libyen, ainsi que certaines régions stratégiques d’Afrique de l’Est et du Sahel.
Pour sa part, l’Iran cherche à rompre l’isolement qui pèse sur son projet régional et à maintenir son axe d’influence, même à un niveau minimal. Téhéran continue ainsi d’assurer, sous protection turque, le financement et l’approvisionnement du Hezbollah, malgré l’hostilité des nouvelles autorités syriennes à son égard.
Après l’interruption des livraisons de gaz et de pétrole à Damas, l’Iran active discrètement ses réseaux d’influence, tout en veillant à éviter un soulèvement sectaire qui pourrait se retourner contre les Alaouites, les chiites et leurs alliés.
Israël, un acteur de poids dans le nouveau paysage syrien
L’un des résultats les plus marquants de cette nouvelle donne est l’intervention militaire israélienne en Syrie, notamment après la chute d’Assad. Tel-Aviv a méthodiquement détruit l’armée syrienne, annexé militairement des zones stratégiques du Mont Hermon et étendu son influence jusqu’à 15 kilomètres de la capitale Damas. Israël contrôle désormais l’espace aérien, garantissant ainsi la sécurité des Druzes jusqu’à la frontière irakienne, dans l’éventualité d’un retrait américain de Syrie.
Ce redécoupage territorial va bien au-delà d’une simple stratégie défensive : Israël impose une zone démilitarisée et une ceinture de sécurité s’étendant du plateau du Golan à l’est du Liban, en passant par Homs. Cette stratégie s’inscrit dans une logique plus large, englobant les collines occupées du Liban.
Les tensions entre Israël et la Turquie restent sous surveillance américaine et ne devraient pas dégénérer en affrontement direct. Washington a averti Ankara contre toute atteinte à la sécurité nationale israélienne, tout en rappelant que la Turquie demeure un allié clé de l’OTAN.
Et après ?
La Syrie entre dans une ère nouvelle, dont les contours restent flous. Les enjeux géopolitiques redéfinissent la région, et les alliances d’hier ne sont plus celles de demain. L’avenir de ce pays divisé demeure incertain, et la suite des événements s’écrira au gré des rapports de force en mutation.