L’expérience au Liban l’a prouvé : aucun gouvernement n’a jamais mis en œuvre l’ensemble des engagements pris dans sa déclaration ministérielle. Certains exécutifs ont même relégué ce document au second plan, absorbés par des crises urgentes qui les ont détournés de leur feuille de route initiale. Lorsque des mesures ont été appliquées, ce ne fut souvent qu’à une échelle limitée. La raison principale en est la brièveté de la durée de vie des gouvernements libanais, fragilisés par la nature du système, ainsi que par une configuration politique et confessionnelle toujours complexe et parfois instable.

Cette réalité s’impose à nouveau alors que le gouvernement du Premier ministre Nawaf Salam est sur le point d’obtenir la confiance du Parlement, marquant ainsi le début d’un véritable test, voire d’un défi : celui de la mise en œuvre des engagements de sa déclaration ministérielle, fruit d’un consensus entre ses composantes et les forces politiques qui le soutiennent. Parviendra-t-il à rompre avec la tradition d’une action gouvernementale marquée par des ruptures successives, et à instaurer enfin le principe de la continuité de l’État ? L’idéal serait que le gouvernement suivant poursuive le travail entamé, sans qu’il soit nécessaire de repartir de zéro, comme c’est trop souvent le cas, y compris au sein des ministères, où chaque nouveau ministre annule les initiatives de son prédécesseur.

Le ton et le contenu de la déclaration ministérielle montrent clairement que le gouvernement de Salam entend prendre ses engagements au sérieux, malgré la courte durée de son mandat. Il bénéficie d’un soutien arabe et international qui l’encourage et le protège, comme en témoigne la rapidité de sa formation – un fait exceptionnel dans un pays où l’accouchement des gouvernements s’étire souvent sur des mois, voire plus d’un an. Mais tout le monde s’accorde à dire que, malgré l’ampleur et l’ambition de son programme, ce gouvernement devra surtout se concentrer sur des dossiers essentiels et urgents, car la mise en œuvre complète de ses engagements nécessiterait des années, alors que son mandat ne durera qu’environ un an et trois mois – une échéance qui prendra fin de facto avec la tenue des élections législatives prévues au printemps 2026.

Les priorités du gouvernement Salam

Le gouvernement devra avant tout se consacrer aux dossiers suivants :

L’application de la résolution 1701 et la souveraineté territoriale. Il s’agira de poursuivre l’engagement du Liban dans l’application de la résolution 1701 dans le sud, en déployant tous les efforts nécessaires pour récupérer les territoires encore occupés et en sécurisant ses frontières. Il lui reviendra également d’affirmer les frontières tracées en 1923 et de s’en tenir à l’accord d’armistice de mars 1949, sans céder à la tentation de négocier de nouveaux accords avec Israël dont le Liban ne pourrait assumer les conséquences.

Le monopole de l’État sur les armes et la défense nationale. La mise en place d’une stratégie de défense nationale garantissant à l’État le monopole des décisions de guerre et de paix constitue un enjeu central. Le renforcement des capacités de l’armée libanaise, pilier de la sécurité intérieure et de la défense des frontières, sera également crucial.

La reconstruction des infrastructures détruites par Israël. Le gouvernement devra lancer un vaste chantier de reconstruction des infrastructures endommagées par la dernière guerre israélienne contre le Liban, en mobilisant des financements à l’échelle arabe et internationale. Les estimations situent le coût de cette reconstruction entre 8 et 14 milliards de dollars.

La crise financière et bancaire. Le rétablissement de la stabilité financière et monétaire, la gestion de la dette intérieure et extérieure, ainsi que la résolution du dossier des dépôts bancaires figurent parmi les défis majeurs. La restructuration du secteur bancaire, qui a perdu la confiance des Libanais et des investisseurs étrangers, s’impose également comme une priorité.

Les élections municipales et législatives. Le gouvernement devra organiser les élections municipales et locales prévues ce printemps, ainsi que les élections législatives générales au printemps 2026. L’adoption d’une nouvelle loi électorale conforme à l’Accord de Taëf et favorisant un scrutin proportionnel sera également à l’ordre du jour, afin de garantir une représentation plus juste et efficace des diverses composantes de la société.

L’application intégrale de l’Accord de Taëf. Cela implique notamment l’élaboration d’un plan d’abolition du confessionnalisme politique, conformément à l’article 95 de la Constitution, la création d’un Sénat, l’adoption d’une décentralisation administrative élargie, et la correction des dysfonctionnements issus de l’application partielle de l’accord, qui risquent de le vider de sa substance, comme ce fut le cas pour le Pacte national de 1943.

Une ambition confrontée à la réalité

Ces chantiers sont considérables et l’on ignore encore si le gouvernement Salam aura la capacité de les mener à bien. S’ils devaient aboutir, ils entraîneraient une transformation profonde du pays, avide de réformes et de reconstruction à tous les niveaux. Les intentions affichées sont prometteuses, et l’on veut croire que l’impossible pourrait devenir possible. Mais comme toujours, c’est la mise en œuvre qui fera foi. Les expériences passées n’ont guère été encourageantes, les élites politiques ayant trop souvent privilégié leurs intérêts propres au détriment de l’intérêt national.

Toutefois, un élément nouveau pourrait changer la donne : le Liban est en situation d’effondrement, et la « vache à lait » que constituait l’État pour certaines élites politiques s’est tarie. Les donateurs internationaux ont cessé d’apporter leur soutien à un système rongé par le gaspillage et la corruption.

Pour certains observateurs, le fait que ce gouvernement ne compte pas de ministres issus des partis traditionnels ou désireux de briguer un mandat législatif ou ministériel est un atout. Mais le véritable test réside dans sa capacité à produire des résultats concrets et à mettre fin à l’ère de l’immobilisme. Depuis 2019, année du grand effondrement, le Liban traverse une crise ininterrompue, marquée par des solutions timides et temporaires qui ont, au mieux, évité au pays de sombrer dans une nouvelle guerre civile.

Un parcours semé d’embûches

Les défis qui attendent le gouvernement Salam sont immenses. Certains estiment que sa formation, inhabituelle, reflète les bouleversements profonds qui traversent aussi bien la scène intérieure que l’environnement régional. Reste à savoir s’il parviendra à évoluer dans un champ de mines politique sans exploser en plein vol.

Le Liban a souvent payé le prix des conflits régionaux, servant de terrain d’affrontements par procuration. Lors des funérailles des deux secrétaires généraux successifs du Hezbollah, Hassan Nasrallah et Hachem Safieddine, le président de la République, Joseph Aoun, a d’ailleurs tenu à rappeler à la délégation iranienne présente que le Liban est épuisé par ces guerres. Une manière d’alerter sur les risques d’une nouvelle déstabilisation et d’insister sur l’urgence de mettre un terme à cette spirale infernale.