Après la « mondialisation industrielle » qui a bénéficié à la Chine en délocalisant massivement des emplois d’Europe vers l’Asie, va-t-on assister à une délocalisation de l’épargne ? Sommes nous en route vers une « mondialisation financière » au profit des GAFAM ? Philippe Crevel répond . Il est le Directeur du Cercle de l’Epargne à Paris.
Apple Bank a lancé un livret d’Épargne à 4,15%…aux US…La concurrence va t’elle se développer dans le secteur de l’épargne populaire ? Ce produit peut-il arriver rapidement dans d’autres pays ?
Le marché de la banque et de l’assurance est complexe. Les règles sont drastiques pour éviter de mettre en danger l’épargne des ménages. Ces derniers par prudence ou par conservatisme changent peu de banques ou d’assureurs. Ces dernières années, les tentatives d’entrée sur le marché de nouveaux venus se sont souvent soldées par des échecs. Plusieurs banques étrangères n’ont pas réussi à s’implanter durablement et de nombreux opérateurs en ligne ont dû abandonner faute d’avoir atteint une masse critique suffisante. Plusieurs acteurs tentent actuellement de bousculer les lignes. Apple Bank aux États-Unis propose un Livret rémunéré à plus de 4 %. Pour le moment, aucun projet de distribution en Europe n’a été avancé. La société britannique Revolut propose un Livret rémunéré à plus de 5 %. Libellé en dollars, ce li placement est donc soumis à un risque de change. Par ailleurs, ce taux attractif est conditionné à la souscription d’une « carte ultra » dont le prix mensuel est de 45 euros.
Va-t-on assister à une « mondialisation de l’épargne » avec l’entrée de certains GAFAM dans le monde financier ?
Pour le moment, la gestion de l’épargne demeure nationale. Les grands acteurs sont les principales banques et compagnies d’assurances qui ont pignon sur rue depuis des décennies. Avec l’arrivée des générations « digital nativ », des changements s’opèrent mais ils sont plutôt lents. Les représentants de ces générations ont une propension aux risques plus élevée que leurs aînés. Ils ont été nombreux à investir dans les cryptoactifs et contribuent, depuis 2020, au rajeunissement de la population des actionnaires. Ils sont adeptes des comptes en ligne et sont plus mobiles en matière de banques. Il y aurait tout avantage d’avoir une européanisation de l’épargne afin de mutualiser les risques et d’améliorer les rendements pour les épargnants en démocratisant l’accès à certains produits comme, par exemple, le non-coté.
Comment expliquez-vous que les Français, et d’autres populations, aient allégé leurs comptes courants au profit de compte d’épargne? Que cela traduit-il en termes de consommation ?
L’augmentation du taux de rendement du Livret A et du LDDS ainsi que l’inflation ont amené les ménages à y placer les liquidités accumulées, depuis plusieurs années, sur leurs comptes courants. L’encours des dépôts à vue des particuliers a atteint, selon la Banque de France, un niveau sans précédent en septembre 2022, plus de 542 milliards d’euros, contre 406 milliards d’euros en décembre 2019. Depuis septembre de l’année dernière, cet encours a diminué de 40 milliards d’euros dont une grande partie s’est logée sur l’épargne réglementée. Quand le taux du Livret A était de 0,5 %, des épargnants préféraient laisser leur argent sur leur compte courant. Avec la résurgence de l’inflation, ils ont un réflexe de sécurisation de leurs liquidités. Leur démarche est rationnelle. Elle a comme conséquence une stabilisation voire une diminution de la consommation.
Le taux de 3% pour le livret A, en France, n’est pas satisfaisant face au taux d’inflation actuel qui rogne le capital épargné. Considérez-vous qu’il aurait dû être relevé davantage comme il était anticipé ?
Le taux du Livret A de 3 % ne couvre pas l’inflation qui dépasse, ces derniers mois, 5 %. Seul le Livret d’Epargne Populaire a actuellement un rendement réel positif mais ce produit n’est accessible qu’à une partie de la population (revenu fiscal de référence annuel inférieur à 21 393 euros pour une personne seule). Le taux de 3 % du Livret A et du Livret de Développement Durable et Solidaire n’en demeure pas moins attractif. Le Livret A offre, en outre, une forte sécurité avec la garantie du capital par l’État et une liquidité totale, l’épargnant pouvant entrer et sortir à sa guise. Il ne supporte, de plus, aucun prélèvement fiscal ou social. Les Français sont profondément attachés à ce produit en raison de ses différentes qualités. Ils ont accepté durant des années de faire une croix sur son rendement modeste. La seule limite du Livret A et du LDDS réside dans leur plafond (actuellement de 22 950 euros pour le Livret A et 12 000 euros pour le LDDS). A 3 %, le Livret A a peu de concurrents actuellement pouvant offrir sécurité et liquidité. Les livrets bancaires proposent, en moyenne, des rendements inférieurs et sont fiscalisés. Les dépôts et contrats à terme ont des rendements similaires mais sont fiscalisés et ne sont pas totalement liquides. Une hausse du taux de rendement au-delà de 3 % aurait accentué l’appel d’air dont bénéficie le Livret A. Des placements de long terme comme les fonds euros de l’assurance vie auraient été pénalisés. Par ailleurs, cette augmentation aurait eu plusieurs effets économiques non négligeables. Elle aurait renchéri le coût du financement du logement social qui dépend de la collecte du Livret A. Elle aurait contribué également à l’augmentation du coût des emprunts pour les collectivités locales et les PME .
Enfin, le relèvement du taux du Livret A, en incitant les ménages à épargner, aurait pénalisé la consommation ce que ne souhaitait pas le gouvernement.