Christopher Dembik, responsable de la Recherche Macroéconomique chez Saxo Bank

Le développement exponentiel de l’IA dans tous les domaines inquiète. Quels sont les risques de cet emballement technologique ?

Tout le monde parle de l’IA mais dans la réalité il y a peu de réalisations concrètes et industrialisées à ce stade. Même s’il faut reconnaître que ChatGPT est un vrai bon en avant. On le sait, toutes les entreprises veulent travailler sur l’IA mais seulement 10 à 15 % d’entre elles ont réussi à industrialiser des solutions à base d’IA (étude du cabinet EY de novembre 2021). Les succès concernent souvent le secteur bancaire et financier, et principalement l’automatisation des tâches de back-office. Dans la réalité, une majorité d’entreprises se limitent à des expérimentations, suivies la plupart du temps par des déconvenues. Cela s’explique par quatre facteurs principaux : le manque d’adhésion – la révolution technologique que sous-tend l’IA doit se faire avec les humains et non contre eux en les remplaçant –, le manque de financements, la qualité des données et la difficulté d’accès à des études permettant de comparer l’efficacité des technologies entre elles. On sait également qu’il y aura une bulle autour de l’IA comme il y en a eu une autour de l’Internet dans les années 2000 et comme il y en a une actuellement autour de la transition énergétique. Il n’en reste pas moins que les opportunités en termes de chamboulement technologique sont énormes. Je vous donne un seul exemple dans le domaine de la transition énergétique justement. Canadian Solar, l’une des plus grandes sociétés productrices d’énergie solaire et de stockage d’énergie mondial, travaille notamment sur un projet pilote à base d’IA qui pourrait permettre de prévoir en amont les pannes qui peuvent survenir au niveau des fermes solaires et qui, lorsque cela se produit, entraîne une baisse de la production d’énergie de 20% en moyenne. Il faut donc voir plutôt positivement les apports de l’IA. Ce sera certainement un accélérateur de la transition énergétique.

Justement, l’arrivée de ChatGPT et de ses concurrents va révolutionner le monde du travail. Quels métiers sont les plus impactés ? Combien vont disparaître ?

L’IA va aussi entraîner des perturbations importantes sur le marché du travail. Selon la banque d’investissement américaine Goldman Sachs, les avancées récentes en IA pourraient automatiser un quart du travail effectué aux Etats-Unis et dans la zone euro (soit la perte de 300 millions d’emplois à temps plein, en théorie). Les avocats et le personnel administratif seraient les plus menacés. Seuls 7 % des travailleurs américains occupent des postes dont la moitié des tâches n’est pas susceptible d’être remplacée par l’IA. Bref, personne ou presque ne sera épargné. La bonne nouvelle, c’est que les systèmes d’IA génératifs (dont le plus connu est ChatGPT mais il existe aussi Firefly d’Adobe pour les créatifs ou encore Midjourney pour l’image) pourraient enfin provoquer une hausse significative de la productivité en augmentant le PIB mondial de 7 % sur une décennie. Moins de travail (mais attention il faut aussi prendre en compte la pénurie de main d’œuvre liée au changement démographique !), plus de richesse à répartir…allons-nous vers un nouveau modèle de société où les loisirs et l’oisiveté auraient une place plus grande ? Le prix Nobel d’économie 2010 Chris Pissarides considère, en tout cas, que cela va permettre d’aller vers une semaine de travail de quatre jours (grand sujet en France !). De mon point de vue, il faut être prudent avec ces études prospectives. Dans un autre domaine, rappelez-vous des études au début des années 2000 avançant que le Brésil serait le nouveau géant économique et pourrait sérieusement être un nouvel eldorado pour les investisseurs. Ça s’est mal fini. Dans la réalité, il est peu probable qu’il y ait un grand remplacement des travailleurs par l’IA sur un court laps de temps (Skynet n’est pas pour demain !). C’est oublier que les entreprises sont des organisations bureaucratiques généralement peu flexibles où le changement s’opère lentement. Il est plus probable, à court terme, que l’IA vienne assister, fluidifier, faciliter certaines tâches. Bref, que ce soit un compagnon de travail utile et efficace à condition de bien former les équipes, ce qui est un vrai défi ! Les pertes d’emplois ne surviendront que dans un second temps (comme a disparu le métier d’allumeur de réverbères avec l’arrivée de l’électricité à la fin du 20ème siècle). Mais de nouveaux emplois apparaîtront. C’est inévitable. Qui aurait pu imaginer au début des années 1990 que des métiers comme analyste en cybersécurité, administrateur de bases de données et community manager pour les réseaux sociaux puissent exister ?


Le développement de l’IA créent de nouveaux métiers difficiles à imaginer… Comment former à des métiers non encore créés ? L’IA possède-t-elle une réponse ?

Oui. Mais c’est mal parti. Cela implique de former, dès l’université (voire encore plus jeune). Voici les filières dans lesquelles nous avons actuellement le plus d’étudiants à l’université : art, lettres, langues et sciences humaines et sociales (537.000), sciences dures (382.000), sciences économiques (239.000), droit (220.000) et santé (216.000). Ça ne choque personne ? Certes, nous avons besoin d’économistes mais certainement pas d’autant. Même chose pour la formation professionnelle continue, elle néglige complètement à ce stade les formations au codage, à l’IA… Même juste pour comprendre ce dont il s’agit réellement !

La France et l’Europe investissent-elles assez dans l’IA ?

Non seulement nous n’investissons pas suffisamment mais en plus nous avons tendance à réprimer l’innovation. Une innovation technologique n’est pas un objet parfaitement identifiable et stable dans le temps. C’est un processus émergent étalé dans le temps. L’innovation Internet débute dans les années 1960 et se poursuit aujourd’hui. Il en est de même pour l’IA qui apparaît dans les années 1940-1960 dans le sillage de la cybernétique. Toute l’histoire humaine montre qu’on ne peut pas juger aujourd’hui de l’impact qu’aura une technologie demain car il est impossible d’en anticiper les développements. Pourtant, l’Europe a annoncé triomphalement la première loi mondiale pour encadrer l’IA après deux ans de travaux préparatoires. C’est une logique de mort qui va faire que l’Europe va étouffer dans l’œuf tout développement technologique lié à l’IA. C’est d’autant plus dommageable quand on sait déjà que les investissements dans le domaine de l’IA sont comparativement faibles en Europe par rapport aux autres grandes économies mondiales (6,6 milliards de dollars d’investissements privés en France contre 248 milliards de dollars aux Etats-Unis sur la période 2013-22, par exemple). Si nous n’arrivons pas à inverser la tendance, et malheureusement on peut être assez pessimiste sur cet aspect, il est probable que nous aurons à choisir d’ici dix ou quinze ans entre un écosystème IA soit américain soit chinois. Le choix sera vite fait…

L’aspect ethnique de l’IA soulève beaucoup d’interrogations. Le cerveau humain peut-il perdre le contrôle de l’IA ?

On ne peut pas négliger l’éthique. En France, l’université Aivancity qui est spécialiste de l’IA essaie justement de combiner recherche, approche business et éthique. C’est nécessaire. Mais il ne faut certainement pas avoir peur d’une perte de contrôle de l’IA par l’humain. Nous devons avoir confiance en nos capacités. C’est en résumé ce que nous disait Boris Vian dans « Le robot poète ne nous fait pas peur » en 1953 : « Nous luttons contre des moulins à « vian » : rendez-vous compte que tôt ou tard, les robots feront des trucs que nous ne pourrons pas faire. Nous n'avons qu'une chose pour nous : négligeons tout le reste et cultivons, cultivons notre polyvalence ».