Les Bric’s (groupe de cinq pays qui se réunissent depuis 2011 en sommets annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) se renforcent et vont accueillir bientôt l’Arabie Saoudite ( 1er producteur de pétrole et membre très influent de l’OPEP). Ce groupe qui représente 5O% de la richesse mondiale ambitionne de créer une « nouvelle devise ». Le dollar, comme devise de référence est-il menacé ? De nouvelles monnaies de référence peuvent-elles supplanter l’Euro ou le Dollar ? Sommes nous en train d’assister à un basculent d’un leadership de l’Occident vers d’autres puissances ? L’issue de la guerre en Ukraine nous fournira bien des réponses . Sébastien Laye répond à ces questions. Il est Entrepreneur , économiste et ancien directeur de recherches à l’Institut Thomas More.


Alsafa News: Les Brics accueillent de nouveaux pays … Bientôt de nouveaux pays producteurs de pétrole, membre de l’OPEP. Ce groupe de pays émergents est-il une réponse à l’affaiblissement de l’Occident et son fameux G7 ?

Sébastien Laye: Sur le sujet des BRICS, il faut toujours faire la part des choses entre la géopolitique et l’économie. Or, le terme en lui-même de BRICS vient de l’Occident, puisqu’il fut forgé par un économiste de Goldman Sachs, Jim O’Neill, en 2001, pour décrire les économies émergentes en forte croissance : essentiellement le « vieux » bloc des nations dites non alignées lors de la guerre froide, plus la Russie. Le mouvement des non-alignés date de…1961. Cela fait donc 60 ans que ce groupe disparate existe et 20 années qu’il suscite quelques fantasmes en Occident. Il résulte de trois lames de fonds : 1) avec 42% de la population mondiale et 25% du PIB mondial, son essor n’est guère surprenant et mathématiquement attendu 2) les économies occidentales, dont l’industrialisation et le décollage économique sont plus anciens, ont nécessairement atteint un plateau en termes de croissance, et on ne voit plus de telles économies croitre au-delà de 2-3% par an alors que par effet de rattrapage, certains BRICS peuvent encore connaitre des croissances de 5% par an 3) ces pays ont nolens volens tenté de se constituer en bloc politique et économique. Mais la traduction politique a toujours été décevante, du fait de rivalités géopolitiques au sein même des BRICS.

Alsafa News: Cet élargissement est-il une réponse économique ou géopolitique, effet collatéral finalement de la guerre en Ukraine ?

Sébastien Laye: En passant de cinq à onze pays, les BRICS peuvent mieux défendre leurs intérêts en matière de commerce international ; mais la Chine a déjà échoué dans ses tentatives de faire des BRICS un vecteur anti américain et anti occidental. Les BRICS ne reposent sur aucun accord, aucune institution ou structure permanente si ce n’est une récente banque du développement, les membres ne partagent ni marché unique, ni traités de commerces, ni normes communes. L’élargissement concerne des démocratures ou régimes autoritaires déjà mal insérés dans le commerce international (Iran, Egypte, Arabie) et in fine, lors de la dernière réunion de Johannesburg, la dédollarisation fut mise en sourdine (sous forte pression de l’Inde). Il y en réalité deux types d’économie parmi les BRICS : des pays qui tout en souhaitant diversifier leurs échanges, se sentent fondamentalement plus proches des marchés occidentaux (Inde, Brésil, Emirats, Afrique du Sud) et d’autres qui sont des régimes autoritaires avec des logiques économiques impériales et de prédation (Iran et Chine) ; enfin, le cas particulier de la Russie, dont l’échec de l’invasion de l’Ukraine a détruit le modèle économique et ses exportations d’armes vers les BRICS. La participation de l’Inde a un vaste programme d’infrastructures de l’Europe vers le sous-continent indien (sa réponse au Belt and Road chinois) est par exemple une réponse directe à la situation ukrainienne. In fine, la guerre en Ukraine a fait perdre dix ans de coopération entre BRICS.

Alsafa News: que le groupe puissant des Brics, sous influence chinoise, peut constituer un « bloc économique compacte », hors du cir occidental ?

Sébastien Laye: On argue souvent de son hétérogénéité, des différences de marché et de régime. Il y a aussi je crois une montée en puissance de l’économie indienne et de graves difficultés économiques chinoises actuelles qui obèrent toute forme de leadership. Mais au-delà, si on regarde froidement ce que représente ce groupe, notre vision doit être nuancée. Economiquement, les BRICS, c’est 28 trillions de dollars en termes de PIB. C’est plus que l’Union Européenne. Mais c’est ce que représentent les Etats Unis tous seuls…Le bloc occidental représente économiquement deux fois les BRICS, qui n’ont pas la même cohésion en termes de valeurs et de commerce au sein du groupe. Je sais que certains en France s’évertuent à fantasmer sur une alliance économique anti-occidentale au sein des pays émergents, mais elle n’existe pas. Les Indiens ne cessent de tisser des liens économiques et militaires de plus en plus forts avec les Etats Unis et la France par exemple. Le Brésil, selon sa majorité au pouvoir, penche du coté des BRICS (Lula) ou des Etats Unis ( Bolsonaro). Ce club des BRICS sert avant tout de levier de négociation pour ces Etats dans leurs relations avec l’Occident. En le rejoignant en 2024, l’Arabie Saoudite met sous pression l’Occident car son dirigeant souhaite un nouveau partenariat avec nous. L’attente est similaire du coté des Emirats Arabes. Il ne fait pas être dupe de ces adhésions.

Alsafa News: Certains experts affirment que ces pays émergents accumulent des réserves d’or en vue du lancement d’une monnaie commune, menaçant donc l’Euro mais surtout le dollar comme monnaie de réserves mondiale … Est-ce crédible ?

Sébastien Laye: Sur ce sujet, qui là aussi, suscite nombre d’approximations et de fantasmes ici en Occident, il faut réitérer quelques lois d’airain de l’économie : un pays doit accumuler l’actif sans risque (devise ou Bons du Trésor) du pays avec lequel il commerce. Historiquement, vu les flux énormes d’exportations vers les Etats Unis, premier marché mondial sur nombre de biens et services, tous les Etats émergents devaient acheter des obligations d’Etat américaines ou accumuler du dollar. Ce n’est pas un choix, c’est un mécanisme économique automatique. A partir du moment où la Chine est évincée du marché américain (sa part dans les exportations vers les Etats Unis est passée de 25% en 2017 à 14,6% le mois dernier, avec le Mexique qui est devenu le premier exportateur vers les Etats Unis), les besoins en dollars avec une Amérique protectionniste sont moindres. Les BRICS n’ont aucune obligation lorsqu’ils commercent entre eux -fort heureusement- d’utiliser le dollar. La seule exception est le marché du pétrole mais la moitié des BRICs sont des dictatures qui n’utilisent pas vraiment le dollar pour leurs achats de pétrole…L’accumulation d’or par une banque centrale correspond en général à des doutes sur la solidité de la monnaie fiat du pays. On en revient à des systèmes d’étalon-or afin d’ancrer la valeur de la monnaie sur un collatéral solide, reconnu de tous, plus tangible que les engagements fiscaux du gouvernement argentin par exemple. Il est normal que les pays des BRIS possèdent plus d’or au regard de leurs actifs, que les banques centrales occidentales. Le niveau de troubles politiques ou de sanctions pénalisant les uns ou les autres, le justifient. Sur l’idée d’une monnaie de réserve, cela me parait prématuré car les BRICS devraient au préalable travailler sur des marchés communs, une intégration économique, des standards internationaux. Nous connaissons bien le problème en Europe !

Alsafa News: Assiste t’on finalement à l’émergence d’un nouvel «ordre mondial » ?

Sébastien Laye: A -t-il jamais existé ? A l’échelle économique internationale, il n’y a que des nations qui défendent âprement leurs intérêts. Les Etats Unis avec un PIB d’environ 28 trillions, la Chine vers 18 avec la fin de sa période de forte croissance, l’Europe qui malgré un décrochage sur les dix dernières années totalise 16 trillions, soit beaucoup plus que les BRICS sans la Chine, une Inde qui est le dernier grand pays avec une croissance forte mais qui est encore par exemple derrière la France (il leur faudra vingt ans pour rattraper la Chine). Ces plaques tectoniques du poids économique des différents pays se meuvent lentement, beaucoup plus lentement que les ambitions géopolitiques des uns et des autres. Et elles ne disent pas tout du rapport de force : les technologies, le militaire, le soft power, participent aussi de ces logiques. Certains en France -qui ne s’aiment pas beaucoup ou ne croit plus en notre pays- se forgent des idées simplistes sur telle ou telle puissance économique étrangère , en oubliant les chiffres élémentaires. Ils sont indéniables ; nous vivons dans une économie certes mondialisée, diversifiée, mais selon les valeurs du camp occidental qui demeure de loin le plus puissant économiquement.